L’escalade, un sport sexiste ?

Il est 11h00 ce dimanche 2 mars. Le soleil chauffe la falaise de Contrevoz, au sud-est de Lyon. J’escalade une première voie. Arrivée au sommet, à 20 mètres du sol, je me retourne et découvre le Mont Blanc qui se détache au loin, net. J’inspire l’air frais du Bugey en me disant “ça sent la journée d’escalade aux petits oignons”.
C’est à ce moment que me parvient ce cri : “Aaaargh, sa mère la pute !!!”. Ça vient de mon voisin de cordée. Apparemment en difficulté, il donne tout pour se frayer un passage dans un itinéraire qui lui résiste. Le nom de sa voie est inscrit à même la roche : elle s’appelle “Grosse Conne !!!”, et en côtoie une autre, plus sobre – “P’tite conne”. C’est là que je me dis qu’on a un problème.

Un sport d’hommes de la “petite bourgeoisie cultivée”
La première pensée qui m’est venue à ce moment-là, c’est l’impression de déranger. En tant que jeune femme, tout m’indiquait dans cette scène que je n’avais pas ma place. Ca m’a fait penser à cette couverture 100% masculine du magazine Le Film français de septembre 2022, où l’on voyait six acteurs entourer le patron de Pathé.
Mais est-ce que l’escalade est un sport de mecs ? D’après l’enquête International Climbing Survey 2020 de Vertical Life, 73% des pratiquant-es d’escalade sont des hommes. La moitié d’entre eux a moins de 31 ans, gagne 2700 euros, et les trois quarts ont fait des études supérieures – alors que seulement 38% de la population de l’OCDE sont allés à l’université. C’est ce qui fait dire au chercheur Olivier Aubel qu’ils appartiennent à la “petite bourgeoisie cultivée”. Si la catégorie socio-professionnelle des pratiquant-es est restée stable depuis les années 1980, on constate toutefois une récente féminisation de cette population, en particulier en gymnase, notamment en bloc (discipline qui consiste à grimper des blocs de 4,5 mètres maximum, sans corde). Les femmes représentent 37% des pratiquant-es en 2025.
On peut néanmoins supposer qu’il n’est pas rare que les pratiquants d’escalade se retrouvent entre hommes privilégiés, surtout en extérieur. La scène de dimanche matin en est l’illustration.
73% des pratiquant-es d’escalade sont des hommes. La moitié d’entre eux a moins de 31 ans, gagne 2700 euros, et les trois quarts ont fait des études supérieures – alors que seulement 38% de la population de l’OCDE sont allés à l’université. Les femmes représentent 37% des pratiquant-es en 2025.
Linguistique et escalade
Dimanche soir, de retour à Lyon, je sens la colère monter : comment en est-on arrivé-e à choisir des insultes en guise de toponymie ?
Car en escalade, chaque itinéraire vertical – ou voie – possède un nom, au même titre que les pistes d’une station de ski. Il revient à la personne qui trace l’itinéraire et l’équipe avec du matériel de sécurité (l’équipeur ou l’équipeuse) de le nommer. En falaise, ce travail est effectué par des passionné-es d’escalade, le plus souvent à titre bénévole. Le baptême de la voie vient couronner les efforts et le temps passé sur la paroi : c’est le moment de créativité où l’équipeur-euse peut laisser sa trace. Le nom retenu sera inscrit dans le guide appelé “topo » et parfois peint à même la roche.
Décidée à faire la lumière sur cette affaire, je m’empare des deux topos de ma bibliothèque et me plonge dans la lecture des noms des voies. Ce qui me frappe, à la lecture de ces centaines de noms, c’est l’omniprésence des calembours : le registre est léger, on n’est pas là pour se prendre au sérieux. Plusieurs champs lexicaux se détachent toutefois : un registre “en dessous de la ceinture” (des références anales comme “L’arrêt des fesses” ou phalliques comme “Satan m’habite”), un registre descriptif qui fait allusion à la forme des prises ou à la façon de grimper (“Ha ! Gamelle ? non !“), un registre poétique (“dépôt d’aile”), politique (“Ni dieu ni maître”), cinématographique (“Papy fait de la résistance”)… et plein d’autres que je ne référence pas ici mais qui mériteraient d’être listés de manière exhaustive ! Je ne sais pas vous, mais ces noms me flanquent le sourire. Jusqu’à ce que je tombe sur quatre d’entre eux, noyés dans la masse : Alice ça glisse, Not for pussies, P’tite conne et Grosse conne.
Le nom de la voie est inscrit à même la roche : elle s’appelle “Grosse Conne !!!”, et en côtoie une autre, plus sobre – “P’tite conne”. C’est là que je me dis qu’on a un problème.

Du juron à la banalisation misogyne
Arrêtons-nous sur “Grosse conne !!!”. Si l’on se penche sur la signification de cette insulte, on découvre qu’elle bat des records de misogynie. Conne vient du latin cunnus, « sexe de la femme », et signifie “Personne sottement passive, imbécile, idiote, par comparaison dépréciative, héritée de la tradition latine, avec l’activité virile.” Lisez : personne stupide car détentrice d’un vagin, et donc inférieure aux hommes.
Alors certes, on imagine assez bien que l’équipeur (c’est statistiquement un homme) en a chié dans la voie, pour rester dans le registre, et qu’il a voulu retranscrire ses difficultés dans ce baptême. Il a peut-être même voulu personnifier la falaise, et l’insulter sous le coup de la frustration. Et certes, ça nous arrive à tous-tes de jurer – l’idée n’est pas de taxer de misogyne la première personne qui lâcherait un “putain !”.
Mais il me semble qu’ici la démarche va plus loin qu’un juron qui nous échappe : l’équipeur a choisi de le graver sur la roche de Contrevoz et dans nos mémoires. Il en a fait un choix éditorial assumé, réitéré avec la voie voisine, “P’tite conne”. Cette insulte ne nous apprend d’ailleurs rien sur la voie : on n’est pas dans le registre descriptif. Privé de tout contexte, le public qui découvre ce nom est donc condamné à en avoir une lecture littérale, qui insinue en même temps qu’il la banalise l’idée selon laquelle les femmes sont des connes.
Un encombrant héritage
Une fouille dans les forums de grimpe m’a permis de découvrir qu’il existait aussi des noms de voie racistes, validistes ou homophobes – à la marge, fort heureusement. C’est là que je suis tombée sur un autre nom de voie, cette fois en Californie, qui a fait couler beaucoup d’encre : Limp Wristed Faggot. Limp wristed est une expression anglaise homophobe qui n’a pas d’équivalent en français, et qui se moque de la gestuelle de certains hommes qui cassent leur poignet, un peu comme cet emoji 💁. En français, on pourrait le traduire par “le Pédé (faggot) au poignet (wristed) mou (limp)”. Donné en 1984, ce nom a choqué plus d’une personne, tant et si bien que la voie a été rebaptisée “Ligne fine” en 1986. Aujourd’hui, elle porte les deux noms : Thin Line, a.k.a Limp Wristed Faggot.
Son auteur, Roy McClenahan, justifie ce choix en invoquant son jeune âge (23 ans), son immaturité et les mœurs de l’époque :
“Dans les années 1970, les adolescents parlaient souvent comme ça. Nous étions tous homophobes, même si, en réalité, nous ne jugions pas les homosexuels eux-mêmes.(…) Franchement, nous étions des sales gosses. L’irrévérence faisait partie de notre identité. Il n’y avait pas Internet. L’escalade n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. C’était loin d’être un sport grand public. Oui, le contexte change tout.”
Il est aussi précieux que rare d’avoir accès à cette explication. J’y vois un aveu bienvenu d’homophobie, doublé d’une banalisation de celle-ci. Car si Roy reconnaît le caractère homophobe de ce nom, c’est pour le justifier aussitôt. Pour lui, à cette époque, l’escalade en falaise était un sport de mecs, jeunes et cons, qui ne mesuraient pas le caractère violent de leurs blagues. Ces blagues n’étaient d’ailleurs pas censées sortir de leur entre-soi – au plus, elles figureraient dans un topo consulté par une poignée de gars comme eux.
Je suis d’accord avec Roy sur presque toute la ligne : oui, ces propos sont homophobes et oui, ils sont notre héritage. C’est sur la réaction face à cet héritage que nos avis divergent : là où Roy nous enjoint à conserver ce titre homophobe “sans quoi on fragmenterait notre héritage”, je crois qu’il nous faut justement marquer une rupture avec ce dernier. Nous réapproprier ce nom. Les mœurs ont évolué depuis les années 1970, et avec elles une prise de conscience des dégâts causés par le patriarcat. Traiter quelqu’un-e de “sale pédale” pouvait paraître drôle et impertinent en 1968, aujourd’hui c’est illégal et stigmatisant, à juste titre.

S’il y a consensus sur le fait de ne plus donner des noms discriminants à l’avenir, la question de renommer les voies déjà existantes clive la communauté des grimpeur-euses. La Fédération Française de Montagne et d’escalade (FFME) rappelle ainsi dans un communiqué de presse le caractère illégal de certains nom : “la loi française interdit et condamne toutes les productions qui feraient l’apologie ou l’incitation du crime, à la haine raciale, ethnique ou religieuse ou encore des théories négationnistes, les propos discriminatoires à raison d’orientations sexuelles ou d’un handicap, l’incitation à l’usage de produits stupéfiants.” En dehors de ce cadre légal, elle encourage toutefois la liberté d’expression et conclut : “Il convient donc de ne pas exercer une censure et des pressions au nom du politiquement correct. Il ne faut pas juger également certains noms du passé avec l’évolution actuelle de notre morale et les réactions frénétiques des réseaux sociaux.” Mathilde*, monitrice d’escalade diplômée d’Etat, me confie quant à elle : “Je me suis pas mal détachée des noms de voies, et je les ai reliés à l’histoire : les équipeurs, ça a été beaucoup des hommes, notamment parce qu’ils avaient plus de temps libre que leurs compagnes.”
S’il y a consensus sur le fait de ne plus donner des noms discriminants à l’avenir, la question de renommer les voies déjà existantes clive la communauté des grimpeur-euses.
Pour ma part, je crois qu’il en va des noms de voies d’escalade comme des noms de nos rues : ils marquent notre espace et reflètent nos imaginaires, nos valeurs. A titre de comparaison, de nombreuses rues du Maréchal Pétain ont été renommées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en France. Pourquoi ne ferions-nous pas le même travail dans nos falaises et nos salles d’escalade ? L’idée n’est pas de censurer la liberté d’expression ni de brider la créativité des équipeur-euses, mais plutôt de rebaptiser la poignée de voies (car elles sont extrêmement minoritaires) qui seraient racistes, sexistes, homophobes – en un mot, interdites par la loi.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Camus en 1944. Ma proposition est simple : et si on ajoutait du bonheur au monde ? Cette perspective me redonne le sourire.
Puisqu’on parle d’espace public, il me semble impossible de faire l’impasse sur la façon dont on occupe l’espace sonore. C’est l’occasion de partager un autre souvenir d’escalade, cette fois en salle de bloc.

L’économie du conseil
Me voilà donc en pleine séance de grimpe, en train d’essayer ce bloc rouge (un niveau de difficulté relativement exigeant) du fond de la salle, quand me survient ce commentaire, dans mon dos : “tu devrais mieux placer ton bras droit – avec cette posture tu ne peux pas atteindre la prise d’après”. Ce conseil, prodigué par un pratiquant que je ne connais pas, me fait perdre ma concentration – je redescends, frustrée et incertaine sur la réaction à afficher.
C’est vrai que l’escalade est une discipline qui ressemble à un jeu d’énigme : face à une voie ou à un bloc, il s’agit de comprendre comment placer son corps pour atteindre le sommet. Il y a rarement une seule solution – en fonction de sa morphologie, de sa souplesse ou de sa musculature, un-e grimpeur-euse se frayera un chemin à sa façon. Il est donc commun de donner des conseils de posture ou de placement pour aider un-e grimpeur-euse dans sa progression. Le problème, c’est que cette pratique, aussi bien intentionnée soit-elle, soulève deux écueils majeurs : le manque de consentement et une nette asymétrie en fonction du genre.
Il est commun de donner des conseils de posture ou de placement pour aider un-e grimpeur-euse dans sa progression. Le problème, c’est que cette pratique, aussi bien intentionnée soit-elle, soulève deux écueils majeurs : le manque de consentement et une nette asymétrie en fonction du genre.
Le premier problème tient à l’absence de consentement. Nombreux·ses sont les grimpeur·euses qui s’agacent de recevoir des conseils non sollicités. “Je déteste qu’on me donne des conseils sans me demander, reconnaît Martin. C’est la spécialité de certaines personnes au bloc : “ah il fallait mettre un talon !”. Alice surenchérit : “Si je connais la personne, qu’elle m’a déjà vue grimper et qu’on s’est dit bonjour avant, j’accepte qu’elle vienne me voir pour me conseiller. Par contre, quand c’est un gars qui arrive de nulle part et qui me dit “fais ci, fais ça”, j’ai envie de lui répondre “je ne te connais pas, tu ne me connais pas, je ne t’ai rien demandé !”. Pour éviter cela, rien de plus simple : il suffit de recueillir le consentement de l’autre avant de proposer son aide. Un « Tu veux un conseil ? » suffit à instaurer un espace d’échange respectueux.
Pour ma part, j’ai constaté que 95% des conseils non sollicités que j’ai reçus pendant que je m’entraînais au bloc provenaient d’hommes, parfois moins bons techniquement que moi.
Le second problème, plus insidieux, tient à la répartition genrée de ces interventions. Pour ma part, j’ai constaté que 95% des conseils non sollicités que j’ai reçus pendant que je m’entraînais au bloc provenaient d’hommes, parfois moins bons techniquement que moi. Cela illustre parfaitement le phénomène du mansplaining (ou mecsplication au Québec) : un homme explique à une femme ce qu’elle sait déjà, parfois avec condescendance.“Ca m’arrive régulièrement qu’on m’explique la vie en escalade, reconnaît Mathilde. En salle de bloc, quand je tombe et qu’un mec me dit comment faire… Bon bah j’ai une grande capacité à ne pas entendre ce qu’il s’est passé. Je n’ai pas envie de mettre de l’énergie dedans.”
L’esprit d’entraide et d’encouragement de l’escalade en bloc font toute la beauté de cette discipline. L’autre jour, un grimpeur m’a posé la question avant de me donner son conseil. J’étais coincée, j’avais besoin d’aide : j’ai souri et lui ai répondu un grand “oui !”. Sa démarche m’a permis de progresser en même temps qu’elle m’a emplie de reconnaissance. “Je fais aussi du parapente, raconte Mathilde. Un jour, je galère à décoller, et un gars arrive et me dit “est-ce que tu veux un conseil ?”. J’ai accepté, et c’était trop bien.”
La démocratisation et la féminisation de cette discipline sont une aubaine. D’abord parce que cela donne un coup de projecteur sur des pratiques qu’on acceptait il y a vingt ans dans un contexte d’entre-soi masculin, et que l’on ne peut plus tolérer aujourd’hui. Ensuite, parce qu’apporter un regard féministe et décolonial sur l’escalade peut transformer ce sport : en faire un lieu d’expression, de jeu, de liberté — vraiment ouvert à tout le monde.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : j’adore l’escalade. C’est un espace où je me sens le plus souvent à ma place et où je prends du plaisir à me dépasser. La preuve : j’y vais entre deux et quatre fois par semaine, et c’est une passion que je partage avec beaucoup d’ami-es. Je crois que la démocratisation et la féminisation de cette discipline sont une aubaine. D’abord parce que cela donne un coup de projecteur sur des pratiques qu’on acceptait il y a vingt ans dans un contexte d’entre-soi masculin, et que l’on ne peut plus tolérer aujourd’hui. Ensuite, parce qu’apporter un regard féministe et décolonial sur l’escalade peut transformer ce sport : en faire un lieu d’expression, de jeu, de liberté — vraiment ouvert à tout le monde.
Photos par Adrien Zemour
Bérénice Stagnara
