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Retraites : un conclave pour ouvrir la porte aux fonds de pension

Sans grande surprise, le conclave sur les retraites n’a débouché sur aucun accord. De toute façon, un compromis aurait probablement été catastrophique. Trois mois de réunions, de notes techniques, de débats sous contrôle et de tensions de façade n’auront pas fait bouger les lignes essentielles. Dans ce simulacre de négociation, l’âge légal restait figé à 64 ans, et l’objectif budgétaire fixé par Bercy — retour à l’équilibre en 2030 — restait hors de portée de toute discussion. Le mythe de la recherche d’un consensus social s’est traduit, comme toujours, par une opération de désactivation politique. Loin de suspendre la réforme de 2023, ce conclave aura permis de la consolider. Et pire : d’introduire la capitalisation comme future « solution raisonnable » au vieillissement.

Ce qui s’est passé depuis février est un cas d’école de reddition en rase campagne. À l’automne dernier, le Parti socialiste promettait de faire de la suspension de la réforme des retraites une condition non négociable de son refus de voter la censure du budget. Au final, il n’a rien obtenu de tel. La majorité présidentielle lui a tendu un hochet institutionnel – un conclave présidé par François Bayrou – et le PS s’est empressé de l’attraper, transformant un bras de fer politique en trois mois de concertation sans portée. « Pas d’accord, c’est dommage, mais le Medef n’a pas joué le jeu« , a déclaré Pascale Coton, la négociatrice de la CFTC. Jouer le jeu de quoi exactement ? D’un processus sans aucune substance, où les règles étaient fixées d’avance et les marges de manœuvre nulles ? Dès l’ouverture, il était évident que le cadre était verrouillé : pas d’augmentation de cotisations patronales, pas de retour sur l’âge légal à 64 ans, et un seul horizon possible : l’équilibre des comptes publics. Le PS a validé ce processus, s’en contentant pour ne pas perdre la face. Résultat : ni suspension, ni renégociation réelle, mais une acceptation complète du nouvel ordre des retraites, malgré le rejet populaire massif exprimé en 2023.

Trois mois de réunions, de notes techniques, de débats sous contrôle et de tensions de façade n’auront pas fait bouger les lignes essentielles. Dans ce simulacre de négociation, l’âge légal restait figé à 64 ans, et l’objectif budgétaire fixé par Bercy — retour à l’équilibre en 2030 — restait hors de portée de toute discussion.

Les syndicats de lutte n’ont pas mis longtemps à comprendre le jeu. La CGT, FO et Solidaires ont claqué la porte dès les premières semaines, dénonçant une « mascarade » qui n’avait d’autre but que d’habiller d’un vernis social les décisions déjà arrêtées. Ceux qui sont restés – CFDT, CFTC, CFE-CGC, UNSA – ont, eux, choisi la stratégie de la présence dans l’espoir d’arracher quelques avancées. Pénibilité, petites pensions, carrières longues, retraites des femmes qui ont eu des enfants… des dossiers très importants, certes, mais qui ne pouvaient masquer l’essentiel : le cadre général ne bougeait pas. Yvan Ricordeau (CFDT) a lui-même reconnu que l’âge de 64 ans était “un point de friction”, sans jamais réclamer son abandon. Le retour à 62 ans, pourtant revendiqué haut et fort en 2023, n’a même plus été mentionné comme objectif.

À l’automne dernier, le Parti socialiste promettait de faire de la suspension de la réforme des retraites une condition non négociable de son refus de voter la censure du budget. Au final, il n’a rien obtenu de tel. La majorité présidentielle lui a tendu un hochet institutionnel – un conclave présidé par François Bayrou – et le PS s’est empressé de l’attraper, transformant un bras de fer politique en trois mois de concertation sans portée.

La capitalisation s’installe dans le débat, comme si de rien n’était

Profitant de l’épuisement du front social et de l’alignement général des acteurs, Édouard Philippe a relancé dans les médias l’idée d’introduire une part de capitalisation obligatoire dans les retraites. La capitalisation, c’est un système dans lequel chacun épargne individuellement pour financer sa propre retraite, en plaçant son argent sur les marchés financiers, une logique opposée à celle de la répartition, fondée sur la solidarité entre générations. Edouard Philippe propose entre 10 et 20 % des cotisations investies dans des produits financiers, avec une préférence autour de 15 %, sur le modèle allemand. Le tout en maintenant un discours rassurant : il ne s’agirait pas de remplacer la répartition, mais de “la compléter” avec un “outil moderne”. En réalité, cette proposition redessine en profondeur le sens même de la retraite : elle n’est plus un droit politique, mais un revenu privé, indexé sur les performances de marché et la capacité individuelle à épargner. Le patronat y a bien sûr tout à gagner : il espère ainsi de nouvelles baisses des cotisations des entreprises, compensées par cette capitalisation financée par les salariés eux-mêmes.

Profitant de l’épuisement du front social et de l’alignement général des acteurs, Édouard Philippe a relancé dans les médias l’idée d’introduire une part de capitalisation obligatoire dans les retraites.

Ce basculement idéologique majeur a été introduit sans débat parlementaire, sans consultation populaire, au cœur d’un conclave technocratique prétendument neutre. Ce glissement, validé de fait par l’inaction du PS et l’attentisme des syndicats réformistes, prépare un système à deux vitesses : la répartition pour tous, affaiblie, et la capitalisation privée pour ceux qui peuvent se le permettre. Gérald Darmanin, ministre de la Justice, s’est récemment positionné comme un promoteur affirmé d’une « capitalisation populaire », tout en marquant une volonté claire de maintenir l’âge légal à 64 ans. Lors d’un colloque organisé par son mouvement Populaires!, il a plaidé : « faisons vivre la capitalisation populaire via un fonds géré par les partenaires sociaux », permettant à chacun de constituer un patrimoine disponible sous forme de rente ou de capital au moment de la retraite. Il préconise également de rendre obligatoire le Plan Épargne Retraite (PER) pour les entreprises qui en ont les moyens, en réorientant une partie des primes d’intéressement vers ce fonds, alimenté en partie par la suppression complète du forfait social pour les TPE/PME. Le forfait social est une contribution patronale que les entreprises versent à l’État sur les sommes liées à l’épargne salariale (intéressement, participation, abondement…). Aujourd’hui, ce forfait est déjà totalement supprimé pour les entreprises de moins de 50 salariés, quel que soit le type de prime. En revanche, celles comptant entre 50 et 249 salariés bénéficient uniquement d’une exonération sur l’intéressement ; la participation et l’abondement restent soumis à un taux de 20 %. Ce forfait ne finance pas directement des droits individuels mais contribue au financement solidaire de la retraite, notamment les trimestres validés au titre du chômage, du RSA, ou encore les cotisations retraite des apprentis et les avantages pour les parents au foyer. Sa suppression pour alimenter des PER investis sur les marchés financiers reviendrait donc à déplacer une partie du financement de la retraite solidaire vers un système par capitalisation. 

Le principal argument des promoteurs de la capitalisation est qu’elle permettrait de s’affranchir des contraintes démographiques nationales. Rien n’est plus faux. Une retraite fondée sur la capitalisation n’est viable que si des acheteurs sont prêts à reprendre les actifs vendus par les retraités. Et ces acheteurs ne peuvent être que les travailleurs d’aujourd’hui ou de demain.

Le principal argument des promoteurs de la capitalisation est qu’elle permettrait de s’affranchir des contraintes démographiques nationales. Rien n’est plus faux. Une retraite fondée sur la capitalisation n’est viable que si des acheteurs sont prêts à reprendre les actifs vendus par les retraités. Et ces acheteurs ne peuvent être que les travailleurs d’aujourd’hui ou de demain. Certes, les actifs peuvent être vendus à l’étranger, tandis que le système par répartition est limité de fait au territoire national. Mais cela ne change pas le fond du problème : la valeur des actifs dépend toujours du travail présent. L’idée que les marchés mondiaux pourraient absorber nos portefeuilles à l’infini est une illusion. Tous les grands pays industrialisés vieillissent. Si chaque pays cherche à vendre son capital pour financer sa vieillesse, qui achètera ? Même à l’échelle globale, la démographie reste une contrainte. En ce sens, la capitalisation ne supprime pas la dépendance au travail : elle la masque. Elle fait croire que chacun finance sa propre retraite, alors qu’il ne s’agit que de reporter la charge sur d’autres, de manière plus opaque, plus inégalitaire et plus risquée.

La capitalisation ne supprime pas la dépendance au travail : elle la masque. Elle fait croire que chacun finance sa propre retraite, alors qu’il ne s’agit que de reporter la charge sur d’autres, de manière plus opaque, plus inégalitaire et plus risquée.

Ce que le conclave a rappelé : sans rapport de force avec la bourgeoisie, pas de progrès social

La fin du conclave ne marque pas la fin du débat sur les retraites, mais sa translation. Ce qui s’est joué ces trois derniers mois n’était pas un échange d’arguments, mais un recentrage idéologique : faire accepter comme naturel un ordre construit autour de la contrainte budgétaire, de la baisse des droits collectifs et de la montée en puissance de la finance privée. Le PS a validé ce mouvement par faiblesse politique. Les syndicats réformistes l’ont accompagné sans construire de rapport de force. Le gouvernement a pu dérouler sa logique sans opposition sérieuse. La réforme de 2023 reste en place. La retraite à 64 ans est devenue une norme. Et la perspective d’un système hybride, dominé par le marché, se précise. Le combat, lui, n’est pas terminé. Mais il faudra désormais le reprendre ailleurs — en dehors des conclaves.

Ce qui s’est joué ces trois derniers mois n’était pas un échange d’arguments, mais un recentrage idéologique : faire accepter comme naturel un ordre construit autour de la contrainte budgétaire, de la baisse des droits collectifs et de la montée en puissance de la finance privée. Le PS a validé ce mouvement par faiblesse politique. Les syndicats réformistes l’ont accompagné sans construire de rapport de force.

Reprendre le combat, c’est d’abord tirer toutes les leçons de cette séquence. Cela veut dire nommer les responsabilités : celles des gouvernants qui gouvernent à coups de 49.3 et de feuilles de route ficelées ; celles des partis d’opposition qui négocient au lieu d’affronter ; celles des organisations syndicales qui participent sans disputer le fond. Cela veut dire reconstruire un rapport de force réel, populaire, autonome, capable de bloquer, de proposer, de polariser à nouveau le débat public autour de ce qu’est la retraite : un droit, et non une variable financière.

Cela suppose aussi de ne pas céder au fatalisme. L’extension du champ de la capitalisation n’est pas encore actée. Elle est testée, suggérée, sondée. Il est encore possible de l’empêcher. Mais cela implique un changement de stratégie : ne plus défendre seulement les paramètres du système existant, mais revendiquer clairement une transformation en profondeur. La retraite ne doit pas être sauvée ; elle doit être repolitisée. Il faut sortir de la logique défensive, du « moins pire », du « réalisme » budgétaire. Et porter enfin un projet de retraite fondé intégralement sur l’émancipation du travail, sur la garantie d’un revenu inconditionnel pour tous les retraités, et sur  la socialisation du salaire, c’est à dire le principe selon lequel le revenu produit par le travail n’est pas un bien privé appartenant uniquement à l’employeur ou à l’individu, mais une richesse collective, dont une partie est mise en commun via les cotisations sociales. 

L’extension du champ de la capitalisation n’est pas encore actée. Elle est testée, suggérée, sondée. Il est encore possible de l’empêcher. Mais cela implique un changement de stratégie : ne plus défendre seulement les paramètres du système existant, mais revendiquer clairement une transformation en profondeur. La retraite ne doit pas être sauvée ; elle doit être repolitisée.

Car derrière la retraite, c’est une certaine idée de la société qui est en jeu. Une société où la vieillesse est protégée, respectée, mise à l’abri des aléas économiques. Une société où les droits sociaux ne sont pas réduits à des investissements individuels, mais reconnus comme des conquêtes collectives. Ce combat ne se mène pas dans les conclaves. Il se mènera dans les mouvements sociaux, dans les mobilisations locales, dans les débats publics, dans les contre-propositions concrètes, dans la reconquête des syndicats. 

Derrière la retraite, c’est une certaine idée de la société qui est en jeu. Une société où la vieillesse est protégée, respectée, mise à l’abri des aléas économiques. Une société où les droits sociaux ne sont pas réduits à des investissements individuels, mais reconnus comme des conquêtes collectives.

Car cette mascarade du conclave illustre bien l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui les syndicats : d’un côté, ceux qui participent à des négociations sans portée réelle, mais pensant malgré tout être utiles ; de l’autre, ceux qui les rejettent mais sans organiser la lutte sur le terrain. Pourtant, les grèves massives de 2023 contre la dernière réforme des retraites ont démontré que notre capacité collective à nous mobiliser reste intacte. Il est urgent de reprendre l’initiative, sans attendre une nouvelle offensive législative contre nos droits. L’agenda syndical national ne peut plus se contenter de réagir aux calendriers parlementaires : il doit redevenir autonome, offensif et structurant.  Le rendez-vous n’était pas à Matignon. Il est devant nous. À condition de ne plus accepter les règles du jeu qu’on ne peut jamais gagner.

Guillaume Étievant
Guillaume Étievant
Responsable éditorial
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