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« La bienveillance m’a tué »

Comme des millions de personnes en France, Gautier a été bénévole dans une association. Devenu administrateur, il a vécu une pléthore de réunions régies par l’idéologie de la bienveillance qui règne depuis quelques décennies dans ce secteur, comme dans celui, plus large, de l’économie dite sociale et solidaire. Très bien intentionnée, de plus en plus professionnalisée (véhiculée et perfectionnée par des experts, formateurs, consultants…), la Communication Non Violente est une méthode de communication conceptualisée et promue par le sociologue américain Marshall Rosenberg des années 70 à nos jours. Elle vise à favoriser des échanges apaisés et à dénouer des conflits qui paralysent parfois les collectifs de travail. Pourtant, un malaise s’est installé : ces techniques de bienveillance forcée empêchent les échanges d’avoir lieu. Gautier a retranscrit ce malaise et en propose une analyse.

J’ai été coopté pour intégrer le Conseil d’Administration d’une association de promotion des agricultures alternatives qui est en fort renouvellement depuis 2 ans. 

Ancien salarié de ces réseaux associatifs, j’ai entamé un parcours à l’installation agricole qui m’a fait rencontrer les structures de mon département d’adoption. Au fil des discussions, je comprends qu’elles cherchaient à recruter des bénévoles. Disponible, mais sans avoir assisté à l’Assemblée Générale, je me laisse convaincre de prendre une place d’« administrateur stagiaire » dans l’une d’elle. Me voilà invité pendant 1 an au Conseil d’Administration sans droit de vote. Une façon de « faire de la place aux nouveaux ».

Très bien intentionnée, de plus en plus professionnalisée (véhiculée et perfectionnée par des experts, formateurs, consultants…), la Communication Non Violente est une méthode de communication conceptualisée et promue par le sociologue américain Marshall Rosenberg des années 70 à nos jours. Elle vise à favoriser des échanges apaisés et à dénouer des conflits qui paralysent parfois les collectifs de travail.

On me remet très vite des liasses de papiers qui présentent différents dispositifs de prises de décisions et de distribution de responsabilités. Parallèlement je reçois beaucoup de mails qui rendent compte de réunions, de Copil, ou d’autres instances désignées par des acronymes plus ou moins identifiables. Souvent ces messages demandent une présence, une participation, ou un avis sur un point précis. Beaucoup de documents en pièces-jointes. Beaucoup de sollicitations en cascade. A la première réunion, on se partage les responsabilités de rigueur en remplissant des cases avec nos noms dans d’interminables tableaux. La feuille sans fin qui défile sur l’écran a toujours faim. Depuis ma chaise, j’ai du mal à saisir ce que fait concrètement l’association, ce qui se passe sur le terrain et quels y sont les enjeux. On m’invite, à la suite de cette première réunion, dans un sourire bienveillant et « comme le veut la tradition », à faire plus tard un « rapport d’étonnement ».

Deux séances sont ensuite annoncées pour permettre un travail de fond avec le nouveau Conseil d’Administration afin de « débattre, clarifier les missions et retrouver du commun ». Elles seront préparées et animées par un binôme administrateur- salarié. On prend soin de faire les choses avec art et équilibre. Je commence à sentir qu’on marche sur des œufs.

Le cadre : des tables en U, un tableau blanc, un tableau-papier, des feuilles, des feutres, des Post-it de couleurs.

Le cadre : des tables en U, un tableau blanc, un tableau-papier, des feuilles, des feutres, des Post-it de couleurs. Un ordre du jour précisément minuté nous est fourni pour cadrer une discussion collective. Il y a des choses en suspens. Personne ne pose de question. L’organisation a l’air de rouler. Formellement l’objet de la réunion est d’ « Essayer d’aboutir à une gouvernance, prise de décision simple, et qui ne crée pas de malaise ». J’attends de voir.

D’abord enjoué d’un temps consacré « au travail de fond », puis curieux, je suis vite refroidi par l’exercice qui, justement, a pour but de « briser la glace ». C’est devenu un classique, les réunions commencent par une « météo interne », moment de libre parole où chacun peut s’exprimer sur son état émotif, ses préoccupations ou ses joies actuelles. Objectif : alimenter l’interconnaissance, signaler les bonnes ou mauvaises dispositions. Bref, c’est une formalisation, une prise au sérieux du « ça va ? ». Il en existe de multiples variantes.

C’est devenu un classique, les réunions commencent par une « météo interne », moment de libre parole où chacun peut s’exprimer sur son état émotif, ses préoccupations ou ses joies actuelles. Objectif : alimenter l’interconnaissance, signaler les bonnes ou mauvaises dispositions. Bref, c’est une formalisation, une prise au sérieux du « ça va ? ». Il en existe de multiples variantes.

Ensuite, il faut raconter une anecdote qui commence par « un jour j’ai… ». Un peu embêté, je cherche à faire le lien avec le sujet du jour. Je réfléchis à quelque-chose de signifiant, quelque-chose qui pourrait à la fois permettre d’ouvrir le débat et parler de moi – puisque telle était la demande. « Un jour j’ai manifesté avec les paysans du monde lors de la COP15 à Copenhague ». Je suis le seul à faire cet effort de signification au milieu d’anecdotes de vacances ou de pannes de voiture. J’en ressors avec la sensation d’avoir fait « flop », doublé d’un sentiment de gêne. Partager des états émotifs avec des gens que l’on a choisis et que l’on fréquente assidûment se comprend. Ici, c’était le prélude à des étalements du « je », de rigueur dans la pratique de la Communication Non Violente, pénibles à entendre quand ils ne font pas grand sens. Je remercie malgré tout la pudeur des membres de l’assemblée, mais, même limitée, l’expression du « moi » est de trop, quand ce n’est ni le sujet, ni le moment, mais seulement une commande.

Puis on nous distribue des Post-it et des feutres et l’on nous invite à plancher sur « apports », « envies », « besoins », « limites », qui sont présentés en colonne sur le grand tableau de la salle de réunion.

Partager des états émotifs avec des gens que l’on a choisis et que l’on fréquente assidûment se comprend. Ici, c’était le prélude à des étalements du « je », de rigueur dans la pratique de la Communication Non Violente, pénibles à entendre quand ils ne font pas grand sens.

J’exprime mon incompréhension face à l’exercice et demande quelle est la problématique, comment se présentent les enjeux ? Une personne commence à répondre, avant de se faire sèchement couper. « Pas le lieu, pas le moment ». Trente minutes après le début de la réunion, les objectifs du cadre m’apparaissaient plus clairement : ne pas débattre, ne pas laisser la parole, pour éviter le conflit à tout prix. L’ambiance devient studieuse, bruit de stylo que l’on manipule, regard vers son voisin pour s’assurer qu’on a bien compris la consigne. On ressent une douce pression et l’isolement de chacun devant son sujet. Ça me rappelle une salle de classe. A la fin de la minuterie, chacun présente ses petits bouts de papier, un à un, devant l’audience. La mise en scène des introspections individuelles nous offre un défilé de bonnes volontés, de bons sentiments et de sincérité aussi. Les plus pudiques n’ont qu’un modeste Post-it par colonne à proposer. Les plus bavards, 3 ou 4 fois plus. On veut changer le monde mais bien-sûr, on est très occupé. On voudrait bien faire plus mais on est limité dans sa capacité à agir. Ici et là ressortent des choses plus concrètes en fonction de qui parle : un paysan ou une paysanne, un.e bénévole extérieur au monde agricole, une personne encore active professionnellement ou en retraite ?

J’exprime mon incompréhension face à l’exercice et demande quelle est la problématique, comment se présentent les enjeux ? Une personne commence à répondre, avant de se faire sèchement couper. « Pas le lieu, pas le moment ».

Quand vient mon tour, face à ma mine toute défaite par ce à quoi je viens d’assister, quelques regards mi-apitoyés, mi-déconfits s’essaient à m’encourager : « dis juste ce que tu peux apporter, ou ce que sont tes besoins ». Sentiment de solitude et impression de passer pour un imbécile ; incapable de répondre à une question si simple !

On classe ensuite collectivement les petits papiers de couleurs. Magie, on retrouve les slogans, les revendications, les grandes missions de la structure. On peut célébrer la cohérence, l’unité retrouvée. Et enfin, l’essentiel, souligné avec satisfaction par le duo d’animation : « tout le monde à bien dit ‘je’ en s’exprimant ». Par la suite, je passe mes tours de parole, ne trouvant pas comment réagir face à ce décalage. Les sourires polis permettent à la réunion de continuer sur ses rails.

Les « outils » enseignés pour réguler, animer la parole et le débat peuvent facilement servir pour museler. Un coup de gueule, une prise de parole autoritaire, se remarquent, première condition pour pouvoir y faire face, y répondre. Quand la bienveillance est convoquée comme maître-outil et que les conflits ne sont pas mis sur la table, il est facile pour une assistance de se laisser confortablement porter.

Quelques jours après la réunion, il devenait possible de reprendre la parole et je décide de décrocher mon téléphone pour joindre les personnes qui m’apparaissent clés. « Quel est le problème que l’on évite? Quels sont les conflits passés ou présents que l’on cherche à tout prix à écarter? Peut-être était-il utile de programmer une réunion en forme de câlinothérapie collective, mais cela ne peut être une fin en soi » suggérai-je plein d’empathie. Je suis passé pour un rabat-joie à la curiosité un peu trop hardie.

Les « outils » enseignés pour réguler, animer la parole et le débat peuvent facilement servir pour museler. Quand la bienveillance est convoquée comme maître-outil et que les conflits ne sont pas mis sur la table, il est facile pour une assistance de se laisser confortablement porter.

Il est difficile de trouver une date pour la deuxième réunion, programmée quelques semaines plus tard. Il faut pourtant aller au bout du processus. On me demande d’être patient. D’autres résultats vont venir. Alors, de nouveau réunis autour des tables en U, le duo d’animation ouvre les pochettes renfermant les précieux Post-it consignés. On étale comme un trésor les petits bouts de papier griffonnés.

Le cadre est légèrement plus lâche et moi un peu mieux préparé. Quelques discussions animent l’assemblée en début de réunion. Nous remplissons de nouveaux Post-it, dessinons collectivement de nouveaux posters avec des feutres. Les tableaux de la salle sont remplis de nuages de mots-clés et de listes de propositions assemblées en « patates ». Sans grand tri, tout le monde s’y retrouve. Et puis, en fin de réunion et au milieu des sourires, dans les « infos diverses » apparaît une décision cachée. Un arbitrage discret sur la fréquentation des espaces de travail ravive des tensions. Le spectre de conflits passés ressurgit des marges et irradie maintenant l’assemblée. La cohésion vole en éclat.

Très vite, les démissions se succèdent dans des messages qui témoignent d’un malaise ou de conditions personnelles peu propices pour l’engagement associatif. Ces messages se veulent malgré tout rassurants, garantissent la volonté de ne pas offenser et souhaitent le meilleur pour tout le monde. Mais toujours rien sur le fond des choses qui échappe. Peut-être que personne n’est capable de le nommer ?

Dans les échanges que j’ai vécu, le terrain et ses enjeux ont disparu, pour laisser une large place au jeu, aux émotions, aux égos. Les idées exprimées sont le plus souvent des idées générales ou consensuelles. Elles sont par la suite classées par thèmes sans hiérarchisation ou discrimination car elles sont extraites de leurs réalités concrètes.

La peur du conflit politique fait face à celle de la chaise vide. Il paraît difficile de maintenir des personnes autour d’une table sans objectif commun construit. Dans les échanges que j’ai vécu, le terrain et ses enjeux ont disparu, pour laisser une large place au jeu, aux émotions, aux égos. Les idées exprimées sont le plus souvent des idées générales ou consensuelles. Elles sont par la suite classées par thèmes sans hiérarchisation ou discrimination car elles sont extraites de leurs réalités concrètes.

La discussion collective dite « en présentiel » se confond de plus en plus avec les codes des échanges dits « en distanciel ». Les artefacts que l’on peut manipuler à souhait sur les logiciels de visioconférence ne remplacent pas – et même condamnent, par l’opportunité constante de dispersion cognitive – la qualité de présence et d’interaction d’un face à face. Or, on assiste à l’utilisation croissante de gadgets conceptuels ou physiques durant les réunions. Ainsi, le débat se réduit à sa portion congrue et l’on est invité à remplir des Post-it, comme on répondrait à des sondages en ligne. On doit parler de soi, devant sa communauté, comme on publierait une micro-vidéo et il est mal vu de vouloir s’en émanciper.

Il nous faudrait, au contraire, cultiver une « tendance anti-consensuelle, (une) absence de peur du conflit pour laisser s’installer et triompher paisiblement l’attitude qui consiste à regarder le conflit en face et voir ce qu’on peut en faire, et arriver par une analyse tous ensemble à distinguer le compromis inévitable de la compromission condamnable », comme disait Hélène Chaigneau, grande et singulière psychiatre du XXème siècle.

La participation, ainsi micro-segmentée, congestionnée dans des artifices, est alors adressée à une assemblée mis en état de passivité. Nous nous retrouvons loin de la possibilité de l’engagement, c’est-à-dire de prendre le risque d’offrir une parole soumise à une acuité aiguisée de l’auditoire. En effet, on confond trop souvent l’usage des multiples jeux et artifices de réunions avec les réelles compétences d’animation nécessaires au travail de maïeutique et à l’apprentissage de l’écoute active en groupe. Il nous faudrait, au contraire, cultiver une « tendance anti-consensuelle, (une) absence de peur du conflit pour laisser s’installer et triompher paisiblement l’attitude qui consiste à regarder le conflit en face et voir ce qu’on peut en faire, et arriver par une analyse tous ensemble à distinguer le compromis inévitable de la compromission condamnable », comme disait Hélène Chaigneau, grande et singulière psychiatre du XXème siècle.

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Gautier Félix
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