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L’âge d’or de Berserk : anatomie d’une fascisation


On réduit souvent Berserk (l’animé japonais de 1997, adapté du manga de Kentarō Miura) à sa noirceur et à sa tragédie. Mais lorsque l’on replace cette adaptation dans l’arc de l’Âge d’or, c’est-à-dire le long flashback qui raconte l’ascension de Griffith, la rencontre de Guts, un mercenaire solitaire, avec la Bande du Faucon et la formation d’un groupe soudé avant son anéantissement,  l’œuvre révèle un tout autre récit : celui d’une montée autoritaire patiemment construite. À travers la trajectoire du chef charismatique Griffith et la cohésion fragile de la Bande du Faucon, Berserk montre comment un rêve individuel s’empare d’un collectif, comment la loyauté devient une ressource politique et comment la camaraderie se transforme en hiérarchie. Plus qu’un simple récit de guerre médiéval-fantastique, c’est une étude précise des mécanismes de fascisation : séduisants, progressifs, profondément incarnés. Ce qui frappe, ce n’est pas seulement la tragédie, mais la précision avec laquelle Berserk dissèque, scène après scène et page après page, la mécanique même du pouvoir.

TW : cet article aborde des thèmes sensibles : violences physiques, violences sexuelles, manipulation affective, traumatisme et contient de nombreux divulgâchages majeurs sur l’arc de l’Âge d’or de Berserk.

Au premier regard, Berserk (1997) semble raconter une histoire de guerre, de monstres et d’ambition. Mais derrière son univers médiéval se cache, à mon sens, une radiographie très actuelle du pouvoir. La série suit avant tout Guts, mercenaire solitaire entraîné malgré lui dans l’orbite de Griffith, chef charismatique de la brigade des faucons et enfant pauvre devenu stratège, dont l’ascension repose autant sur la séduction et l’émotion que sur la violence. Berserk montre comment un rêve individuel peut absorber un collectif entier, comment la loyauté devient une ressource politique, et comment les corps, ceux qui combattent, ceux qui souffrent, servent de carburant à un pouvoir qui se radicalise. La Bande du Faucon incarne cette ambivalence : une communauté chaleureuse qui peut basculer, presque sans s’en rendre compte, en instrument d’une domination totale. L’anime le suggère par ses scènes de camp :  rires, repas, discussions autour du feu que Miura, dans le manga, dessine comme la seule oasis possible dans un monde broyé par la guerre. Ce que raconte Berserk, ce n’est pas seulement une trahison spectaculaire : c’est le glissement progressif d’un groupe vers un pouvoir autoritaire, rendu possible par la structure même qui, au départ, le faisait tenir.

Griffith : archétype du « self-made man » autoritaire

Griffith est présenté dès le début comme une figure d’ascension sociale fulgurante : un enfant pauvre qui, par sa seule volonté, son travail acharné et une forme de charisme presque mystique, parvient à gravir les échelons d’une société rigide. Dans le manga, une scène de son enfance illustre parfaitement cette logique : Griffith achète un Behelit, un étrange talisman en forme de visage déformé, que l’on dit destiné à offrir un “grand destin” à celui qui le possède. Il l’acquiert avec l’argent récupéré après la mort involontaire d’un camarade, déjà convertie en ressource pour son avenir. Le pouvoir naît ici littéralement de la chair des autres, avant même que le récit n’entre dans le fantastique.

Sa trajectoire repose moins sur le mérite que sur une forme de prédation sociale. Le charisme de Griffith constitue alors un outil de domination à part entière. Il ne gouverne pas par la contrainte mais par l’adhésion, la séduction, l’admiration. Lorsqu’il affirme à ses soldats qu’il rêve d’un royaume “à lui”, tout le monde applaudit. C’est précisément cette adhésion affective qui permet la future trahison. Berserk montre ici une vérité politique rare : l’autoritarisme ne commence pas forcément par la brutalité. Il peut commencer par le charme, le rêve, la promesse. La “fascisation” y prend la forme d’une douce hypnose, qui transforme progressivement un homme en leader absolu, et un collectif en instrument de son ambition.

Le corps comme matière première du pouvoir

Dans Berserk, le pouvoir se construit littéralement sur la mise au travail des corps : ceux des soldats, ceux des mercenaires anonymes, mais aussi ceux des personnages centraux. La guerre, dans le manga, est dessinée de manière hyper matérielle : viscères, membres tranchés, armures écrasées. L’anime, malgré sa censure, suggère cette mécanique de chair par ses plans fixes et son hors-champ glaçant. Les victoires militaires ne sont rien d’autre qu’un processus d’extraction : extraction de travail, de sang, de souffrance, de loyauté. Griffith accumule un capital politique qu’il n’a pas à produire lui-même : les autres le produisent pour lui.

La sexualité elle-même participe de cet usage politique du corps. Le flashback où Guts évoque son enfance est bien plus explicite dans le manga. Miura y montre comment Guts, vendu bébé par sa mère adoptive, grandit dans une troupe de mercenaires où son corps n’a jamais été perçu comme inviolable. L’épisode le plus marquant est celui avec Donovan, un soldat adulte qui achète une nuit avec l’enfant : la scène n’est pas construite comme un “traumatisme fondateur”, mais comme une transaction banale au sein d’un monde où tout peut se marchander, jusqu’à l’intégrité d’un enfant. Le corps de Guts est littéralement une monnaie, un objet d’échange dans l’économie de la violence.

Dans l’anime de 1997, cet événement est réduit à un hors-champ : évoqué très évasivement, sans mention explicite du viol ni de l’achat. Le manga insiste, lui, sur l’aspect marchand, presque bureaucratique, de l’échange. Ce n’est pas seulement une agression, c’est une mise en circulation du corps dans un système où la guerre crée des ressources humaines exploitables. La scène n’est donc pas un détail biographique, mais la démonstration d’un monde où la domination passe d’abord par l’appropriation des corps, bien avant d’être militaire ou politique. D’ailleurs, Griffith lui aussi utilise son corps comme ressource : dans le manga comme dans l’anime, il accepte de se vendre à des nobles pour financer la Bande du Faucon, exactement comme Guts a été “utilisable” enfant. Ce parallèle n’est pas anecdotique : il montre que, dans Berserk, l’ascension sociale passe par la mise à disposition de son propre corps. La domination n’y est jamais abstraite ni seulement institutionnelle ; elle est négociée, marchée, inscrite dans la chair même de ceux qui en dépendent.

Cette matérialité de la domination est redoublée lors de l’Éclipse elle-même, le rituel où Griffith accède enfin à son “destin” en sacrifiant la Bande du Faucon. Dans le manga comme dans l’anime, le décor devient littéralement organique : les parois pulsent, respirent, suintent. Le monde se fait chair. C’est un espace composé de tissus, de bouches, d’œillets, comme si l’enfer était un organisme vivant. Miura rend explicite ce que tout l’Âge d’or suggérait déjà : le pouvoir se bâtit sur des corps, et l’Éclipse en montre la vérité nue. L’anime va jusqu’à proposer une métaphore presque grossière mais incroyablement efficace : pour atteindre son rêve, Griffith doit littéralement escalader un amas de cadavres, une montagne de silhouettes humaines entassées qui s’écroulent sous ses pas. C’est une image sans subtilité, mais qui dit tout : le royaume promis n’existe que sur les ruines, les vies et les sacrifices de ceux qui ont cru en lui. Le rêve est littéralement construit sur les corps des autres, et l’Éclipse en révèle la texture la plus crue.

Guts et Casca : l’amour comme rupture politique

Si Griffith représente l’ambition absolue, Guts et Casca incarnent l’imprévu : tout ce qui échappe au contrôle du chef. Leur relation, loin d’être un simple arc romantique, a une portée politique dans Berserk. Elle menace le monopole affectif de Griffith, elle fracture la structure de “dévotion” sur laquelle repose la Fauconnerie, et elle ouvre, l’espace d’un moment, une possibilité d’existence hors du rêve d’un seul homme. C’est précisément parce que leur amour n’est pas prévu ni par Griffith, ni par la logique militariste du groupe qu’il devient le déclencheur émotionnel de l’Éclipse.

La scène de l’épisode 22, reprise du volume 9, montre deux guerriers épuisés qui déposent enfin leurs armes, littéralement et symboliquement. Guts confie ses traumatismes, Casca avoue qu’elle a vécu “dans l’ombre” de Griffith. Pour la première fois, ils se voient l’un l’autre en dehors de toute hiérarchie. Dans le manga, Miura accentue cette bascule : Casca réalise qu’elle peut exister hors du regard de Griffith, et Guts découvre qu’il peut être touché sans être menacé. C’est une parenthèse douce-amer dans un récit saturé de violence, une alternative fragile à la logique du pouvoir.

C’est précisément cette alternative que Griffith ne peut pas accepter. Guts cesse de lui appartenir lorsqu’il quitte la troupe ; Casca cesse de le servir lorsqu’elle choisit Guts. Leur amour n’est pas un problème sentimental : c’est une fissure politique dans un système fondé sur la loyauté et la dévotion totale. La scène prend aussi une dimension de genre. Griffith ne voit jamais Casca comme une égale ou comme un sujet désirable en soi, mais comme un rouage utile dans sa trajectoire. Tant qu’elle le sert, elle n’est pas sexualisée ; elle est un outil militaire. Ce n’est que lorsqu’elle s’émancipe, lorsqu’elle choisit d’aimer quelqu’un en dehors de son “rêve”, que Griffith la resexualise, puis la viole lors de l’éclipse, non pour satisfaire un désir, mais pour réaffirmer une souveraineté perdue, et blesser Guts à travers elle. Le corps féminin devient un champ de bataille entre hommes, un lieu d’exercice du pouvoir. La fin de l’Âge d’or se lit alors comme l’impossibilité, pour la seule femme reconnue comme guerrière et stratège, de s’émanciper véritablement. Non pas parce qu’elle serait faible, mais parce qu’elle incarne une brèche dans l’ordre viril de la loyauté, où les hommes se possèdent entre eux en possédant les autres. Berserk montre aussi cela : dans un système fondé sur la domination, l’émancipation féminine devient intolérable, et c’est sur elle que s’exerce la violence ultime.

La Fauconnerie : entre entreprise pyramidale et utopie fragile

La Bande du Faucon fonctionne au départ comme une véritable organisation pyramidale : un chef charismatique au sommet, des officiers intermédiaires comme relais, et une masse de soldats interchangeables dont la valeur dépend de leur loyauté. Tout converge vers Griffith. Mais la grande force de Berserk est de montrer que cette structure est aussi un espace de camaraderie profonde. Les scènes de camp, les entraînements, les chamailleries, les discussions nocturnes : tout concourt à montrer que la Fauconnerie est une famille pour ceux que le monde a rejetés. Pour Guts, Casca, Judeau, Rickert, c’est un foyer. C’est cette chaleur qui rend possible l’adhésion au chef et qui rend la future destruction d’autant plus tragique. La tragédie repose sur ce paradoxe : l’utopie d’horizontalité, ce groupe où chacun existe enfin, est construite sur une verticalité absolue. Dès lors que l’un et l’autre se confondent, le pouvoir peut tout absorber.

Le continuum de fascisation : comment le pouvoir bascule

Pour comprendre la chute de la Bande du Faucon, il ne suffit pas d’y voir un drame individuel ou une dérive psychologique de Griffith. Berserk met en scène un processus bien plus systémique : une fascisation progressive, où une organisation, un groupe social ou une société glisse graduellement vers des formes autoritaires. L’arc de l’Âge d’or, dans l’anime comme dans le manga, en propose presque un modèle réduit : une dynamique où le pouvoir se recentre, où les affects collectifs se restructurent et où la verticalité s’impose comme évidence.

La fascisation n’est pas un phénomène soudain mais une dynamique de long terme, où une configuration politique et sociale produit progressivement les conditions d’émergence d’un pouvoir incarné, centralisé et intrinsèquement hiérarchique. Dans Berserk, cet horizon indiscutable prend la forme d’un “rêve”, celui de Griffith : la fondation d’un empire, fantasme d’expansion militaire présenté comme noble ambition. Ce qui se formule comme idéal collectif n’est en réalité qu’un désir pur de souveraineté, belliqueux et vertical, masqué derrière un vocabulaire de grandeur. Cette logique absorbe même ceux qui la servent : Guts se retrouve à tuer un enfant lors d’un assassinat initialement commandé par Griffith sans que la légitimité de cette violence ne soit interrogée, tant le rêve semble justifier tout sacrifice. Griffith utilise ainsi des paysans et mercenaires marginalisés pour conquérir le pouvoir, se fait anoblir, puis se révèle encore pire que l’ordre dominant qu’il prétendait dépasser. L’Éclipse n’est pas seulement un massacre, mais la révélation brutale de ce que le groupe n’a jamais questionné : ils n’étaient pas en train de bâtir un avenir commun, mais d’alimenter une ambition qui les destinait à être sacrifiés.

Dans cette perspective, la personnalisation du pouvoir ne doit pas être comprise comme un passage d’un leader “ordinaire” à une figure quasi mystique, mais comme la reconfiguration de l’espace politique autour d’une seule trajectoire individuelle, présentée comme la seule capable de donner sens au présent. Ce mécanisme évoque ce qu’Antonio Gramsci nomme le césarisme : l’irruption d’un homme providentiel dans un moment de crise, se posant en sauveur de la collectivité et justifiant la délégation de souveraineté à sa personne. Dans Berserk, le “rêve” de Griffith fonctionne exactement ainsi : plus la situation est instable, plus son ambition apparaît comme la seule issue possible, déplaçant le pouvoir du groupe vers son corps, son destin, son empire promis.

Berserk met précisément en scène ce type de “captation”. Le “rêve de Griffith” fonctionne une fiction mobilisatrice, un récit suffisamment malléable pour absorber les attentes d’un groupe social fragmenté (mercenaires pauvres, exclus, orphelins), et suffisamment centré sur le chef pour légitimer la verticalité du pouvoir. La force de ce récit tient à son double mouvement : il semble, à première vue, promettre un avenir commun (“nous bâtissons ce royaume”), mais il recentre progressivement toutes les aspirations collectives sur la réussite d’un seul. Là réside le cœur du mécanisme : plus le “rêve” devient l’horizon indiscutable, plus les individus cessent d’exister politiquement, non pas parce qu’ils sont hypnotisés par un leader charismatique, mais parce que la structure du récit les dépossède de leurs propres fins. Ce à quoi l’on assiste c’est un processus où le collectif renonce à formuler un projet autonome et délègue sa souveraineté à celui qui prétend l’incarner. Le manga comme l’anime rendent cela très lisible : la Bande du Faucon cesse progressivement d’avoir un horizon propre. Elle ne se bat plus pour sa survie, ni pour son statut, ni même pour la camaraderie qui la soudait. Elle se bat “pour le rêve de Griffith”. C’est cette confusion entre projet collectif et trajectoire individuelle qui fait basculer l’organisation vers une logique fascisante, logique qui précède l’Éclipse et en constitue même la condition de possibilité.

Ainsi, la tragédie de la Bande du Faucon n’est pas l’acte d’un homme devenu monstre, mais l’aboutissement structurel d’une dynamique politique. Berserk rappelle avec force que l’autoritarisme ne s’installe pas en un jour : il se tisse dans les liens, les récits et les affects, bien avant qu’il ne devienne violence pure. L’œuvre, dans l’anime comme dans le manga, rappelle une vérité simple mais rarement montrée avec autant de force : le pouvoir autoritaire ne naît pas d’abord dans la brutalité, mais dans l’admiration, la loyauté et l’illusion d’un destin partagé. Griffith n’impose pas sa domination : il la fait désirer. Et c’est là que l’œuvre frappe le plus fort. Les valeurs qui semblaient exemplaires,la camaraderie, la loyauté, la virilité héroïque, le prestige d’“abattre cent hommes seul”, deviennent les instruments d’un projet sordide. Ce qui paraissait noble se révèle être une préparation au sacrifice : la Bande du Faucon n’est pas manipulée contre ses valeurs, mais à travers elles.

La chaleur du collectif ne protège donc pas du pouvoir autoritaire : elle peut en être la condition. Ce qui soude le groupe peut aussi le livrer à celui qui prétend incarner son avenir. Berserk montre ainsi que le fascisme ne se nourrit pas seulement de haine, mais de l’énergie des rêves partagés. En révélant que l’Éclipse n’est pas une rupture mais l’aboutissement logique d’un système déjà orienté vers l’absolu, l’œuvre rappelle que la fascisation commence parfois là où l’on croit bâtir quelque chose de beau. Si Berserk frappe si fort, c’est aussi grâce à sa mise en scène, à la profondeur de ses personnages et à la manière dont Miura lie la brutalité et l’intime. Œuvre majeure du dark fantasy et réflexion incisive sur le pouvoir, Berserk reste indispensable, à lire ou revoir, en gardant à l’esprit qu’il traite frontalement de traumatismes et de violences.

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Farton Bink
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