Que vaut “Comme une mule” de François Bégaudeau ?

Avec Comme une mule, François Bégaudeau tente de transformer une polémique née d’un propos sexiste à l’égard de l’historienne Ludivine Bantigny en une grande réflexion sur le féminisme, l’humour et l’Art. Résultat : un essai bancal, où l’ironie tourne à vide et où la critique se résume à des provocations poussives. Derrière sa posture subversive, l’auteur ressasse une vision étriquée de l’humour, s’invente des adversaires pour se mettre en valeur, s’illustre par un appel hallucinant à “désexceptionnaliser” le viol et s’oppose à une vision utilitariste de l’art.
Jusqu’à présent, les essais de François Bégaudeau se distinguaient par une qualité essentielle : ils ne se contentaient pas de recycler des informations déjà connues, d’aligner des idées abstraites ou d’enchaîner des lieux communs. Mais dans ce livre, Bégaudeau développe une pensée et une vision de la vie très éloignées des nôtres à un point que nous n’imaginions pas. La “blague” sexiste à l’égard de Ludivine Bantigny n’était pas une maladresse d’un homme esseulé derrière son ordinateur et concernant laquelle il n’aurait pas voulu reculer par fierté et par orgueil. La “blague” reflète parfaitement ce que pense profondément Bégaudeau et en ce sens, ce livre est d’une grande sincérité, car il constitue un dévoilement. Sa récente interview chez le patron maltraitant de l’émission Là-bas si j’y suis nous a fait prendre conscience de l’intérêt qu’un article de notre part sur son livre pourrait avoir : contribuer à démontrer à ses lecteurs – et peut-être même à lui?– l’impasse (et le manque de rigueur) de certaines des idées qu’il y défend.
Un véritable harcèlement contre Ludivine Bantigny
Contrairement à ce qu’affirme régulièrement Bégaudeau, le contenu de Comme une mule est très largement consacré à Ludivine Bantigny et à sa “blague” sexiste à son égard. Les initiales LB (pour Ludivine Bantigny) apparaissent 142 fois dans le livre. S’y ajoutent les 22 occurrences de son prénom. Il l’infériorise dès les premières pages et rappelle sa “blague sexiste” un nombre incalculable de fois pour redire à quel point elle est drôle et à quel point nous n’avons pas été assez intelligents pour la comprendre.
Contrairement à ce qu’affirme régulièrement Bégaudeau, le contenu de Comme une mule est très largement consacré à Ludivine Bantigny et à sa “blague” sexiste à son égard. Les initiales LB (pour Ludivine Bantigny) apparaissent 142 fois dans le livre. S’y ajoutent les 22 occurrences de son prénom.
Bégaudeau décide d’ailleurs de ce qui est drôle ou non, de ce qui est du registre de la blague ou non. “Dans le milieu radical parisien, Ludivine est connue pour être jamais la dernière. Tous les auteurs de La Fabrique lui sont passés dessus, même Lagasnerie”: ces deux phrases qu’il avait écrite sur le forum public où il a ses habitudes, il nous dit qu’il s’agissait d’une blague (et non du relai insultant de rumeurs qui seraient présentes dans le dit “milieu radical parisien”, dont on imagine qu’il ne fait pas partie tout en en connaissant personnellement quasiment tous les acteurs – éditeurs, librairies, médias, intellectuels etc.). On doit le croire sur parole. Admettons. Mais il décide qu’insulter Ludivine Bantigny sur son physique n’est en revanche pas une blague : “Je peux imaginer aussi que la bonne âme du 20 mai lui a mis sous les yeux non seulement un morceau choisi –soigneusement choisi – de mon post abject, mais aussi le post suivant, qui pour le coup sans aucun filtre humoristique ciblait son physique”. Et pourquoi alors ? Pourquoi cette soudaine pudeur qui lui fait préciser “sans aucun filtre humoristique” ?
Visiblement, Bégaudeau ne se demande pas pourquoi immédiatement les hommes avec qui ils riaient de bon coeur en imaginant Bantigny “se faire passer dessus” trouvent qu’il est dans la continuité de sa blague de la dénigrer sur son physique, que cela va dans le même sens, que cela participe même de ladite blague. Le ressort comique de la soi-disant blague de Bégaudeau est le suivant : Bantigny aimerait tellement “se faire passer dessus” que même les hommes homosexuels coucheraient avec elle, bref que tout serait bon à prendre. La blague repose donc sur l’humiliation de Ludivine Bantigny (avec une certaine mauvaise foi Bégaudeau explique qu’être choqué par cette blague c’est peut-être soi même trouver dénigrant qu’une femme ait de “multiples partenaires”…). Contrairement à ce que pense, ou fait croire Bégaudeau, une blague peut aussi être une insulte dégueulasse – et c’est ce qui a été bien compris par le lectorat de son forum qui enfonce le clou.
Exemple facile : un néonazi qui, croisant un noir, hurlerait “eh le singe tu aimes les bananes ?” – par ailleurs des scènes réelles qui se multiplient – pourrait potentiellement rire de bon cœur et faire rire avec lui ses camarades, le procédé humoristique reposant ici sur le fait d’animaliser la personne en face. On aurait donc affaire à une “blague” qui ne ferait rire, comme celle de Bégaudeau, que ses auteurs, tout en blessant réellement ses cibles, mais on aurait aussi affaire à une réelle agression raciste avec motivation politique. Bégaudeau a beau jeu de croire que sa blague est infiniment plus subtile, qu’elle s’inscrit dans un autre registre, mais cela n’est pas réellement démontrée. En invoquant l’homosexualité de Lagasnerie, Bégaudeau plaide l’absurde. Le néo-nazi pourrait plaider la même chose : après tout la personne noire n’était pas réellement un singe. Ce genre de “blagues”, ce genre de “bullying” de collégiens, les femmes ont à le subir dès le début de leur sexualité, voire même avant, et cela dure toute leur vie. Comme dans le bullying, ce genre de “blagues” ne font rire que ceux qui les commettent. Comme dans le bullying, celles qui en sont victimes commencent un peu à en avoir plein le cul.
Ce genre de “blagues”, ce genre de “bullying” de collégiens, les femmes ont à le subir dès le début de leur sexualité, voire même avant, et cela dure toute leur vie. Comme dans le bullying, ce genre de “blagues” ne font rire que ceux qui les commettent. Comme dans le bullying, celles qui en sont victimes commencent un peu à en avoir plein le cul.
Rabaisser Ludivine Bantigny fait partie du cœur du projet du livre, qui procède d’une forme de harcèlement à son égard (il parle à sa place, dénonce sa jalousie à son égard, évoque sa vie sexuelle, spécule sur le sexe de ses amies etc.). C’est très désagréable de s’en retrouver spectateur, d’être sommé de rire avec lui de ses facéties cruelles et d’être témoin de ses considérations sexualisantes et souvent sexistes.
Comme par exemple dans sa description du tribunal, où il a l’impression d’être dans un film porno. En observant Ludivine Bantigny et les femmes venues la soutenir, il se fait les réflexions suivantes : “Parmi elles, je crois reconnaître Raphaëlle Branche, historienne aussi. LB et elle se prodiguent des gestes affectueux et sororaux, se sourient tendrement, se chuchotent des mots dans l’oreille, rigoleront en messe basse. Je ne me risquerai pas à écrire que ce spectacle m’évoque des scènes lesbiennes sur Pornhub. Que dit d’un mec le fait d’être particulièrement excité par ce genre de scènes ? Que dit de moi le fait de ne pas l’être?”. Et Bégaudeau ne s’arrête pas là : “Raphaëlle Branche n’a pas plus de cinquante ans et des cheveux frisés tout blancs. Le genre de femme qui refuse l’injonction à se teindre. Je m’associe à ce refus mais il est bien vrai que les cheveux blancs me coupent l’excitation. Je m’associe à ce refus et il est bien vrai que les cheveux blancs me coupent l’excitation.” (la répétition de la dernière phrase est dans la version papier et électronique du livre. Elle est sans doute involontaire, mais au cas où nous la laissons). “Dans un film de Letourneur une bande d’étudiantes en beuverie s’horrifient à l’idée de leur premier poil de chatte blanc. Je ne sais pas l’effet que me ferait une chatte blanche. Je crains de le savoir. Ça m’arrivera.”, poursuit-il.
Un livre dans lequel Bégaudeau défend sa conception de l’humour
Sa “blague” sexiste à l’égard de Ludivine Bantigny n’est pas un cas isolé. Il a une conception assez particulière de l’humour qu’il généralise. Concernant une blague sur le sexe des noirs, il assume sa “délectation à raconter cette blague depuis trente-cinq ans”, et s’interroge ensuite sur les raisons racistes et érotiques, qui l’amènent à tant l’apprécier. Cela le regarde, mais les nombreuses pages concernant l’humour n’ont absolument aucun intérêt, car en réalité elles ne concernent pas l’humour, mais le sens de l’humour de Bégaudeau, à partir duquel il généralise. “Je suis un saint et un porc. En moi c’est un courant alternatif, ou bien ça se mêle. Dans un même geste sainteté et porcherie, dans un même élan belle et bête. C’est le porc en moi qu’un humoriste devra activer s’il veut m’arracher un rire.” Sur des pages et des pages Bégaudeau nous explique les humoristes qui le font rire et ceux dont ce n’est pas le cas. Il aime l’humour qui fâche, l’humour moche, l’humour qui se moque. « La drôlerie des blagues ignobles, la jouissance des blagues injustes », résume-t-il. Pourquoi pas et alors? On peut aussi aimer d’autres styles d’humour, plus inclusifs, moins moqueurs, ou aimer les deux. “Rire enlaidit, c’est à noter. Personne n’est beau quand il rit.”, assène-t-il. Nous pensons et observons pourtant chaque jour tout le contraire.
Sur des pages et des pages Bégaudeau nous explique les humoristes qui le font rire et ceux dont ce n’est pas le cas. Il aime l’humour qui fâche, l’humour moche, l’humour qui se moque. « La drôlerie des blagues ignobles, la jouissance des blagues injustes », résume-t-il. Pourquoi pas et alors? On peut aussi aimer d’autres styles d’humour, plus inclusifs, moins moqueurs, ou aimer les deux.
L’une des thèses de Bégaudeau, c’est qu’on peut tout à fait se moquer entre-soi d’une minorité ou d’une femme, entre mecs du même sexe et de la même couleur de peau. “Trois hétéros campent sauvage au fin fond du Jura. Autour du feu, l’un sort une blague homophobe qui fait rire les deux autres. Hormis un écureuil fan de Mylène Farmer qui passerait par là, cette blague n’humilie personne. Pourquoi se priveraient-ils ?”. En effet, rien ne les oblige à s’en priver et rien n’oblige non plus Bégaudeau à nous ressortir ce vieux cliché pas drôle de vieux boomer sur Mylène Farmer. Surtout, il oublie, sans doute volontairement, que se moquer entre-soi des autres, a une fonction sociale de domination. Quand des hétéros rient entre-eux des gays, ils exercent une forme de pouvoir symbolique, même en l’absence des personnes visées. D’ailleurs comment Bégaudeau peut-il être certain que, dans les trois hommes présents dans sa blague, aucun n’est gay ou se questionne sur sa sexualité? La frontière entre hétérosexualité et homosexualité est beaucoup plus complexe que ce que semble penser Bégaudeau et peut évoluer au cours de la vie. D’innombrables personnes souffrent de ces blagues homophobes d’autant plus quand elles sont dites face à eux. Le comique de domination ne fait rire que ceux qui ont le pouvoir de rire sans jamais être la cible.
Le comique de domination ne fait rire que ceux qui ont le pouvoir de rire sans jamais être la cible.
Pour autant, nous ne considérons pas qu’il faille essayer d’atteindre une perfection morale et vertueuse en prétendant ne faire absolument jamais aucune blague qui, sortie d’un cercle restreint et d’un certain contexte, pourrait être très mal reçue, ou que l’humour aurait toujours à être “safe”, propre, consensuel, bienveillant ou moral. À Frustration, nous pensons que nous n’avons pas à être dans la pureté politique à tous les moments de notre vie et que nous n’avons pas à imposer aux autres de l’être. Là où nous pouvons rejoindre Bégaudeau, c’est que prétendre à cette exigence morale, que personne n’atteint en réalité, est un problème à gauche.
Cela ne signifie pas que ce type d’humour est totalement neutre : il participe à la construction et à la perpétuation d’un rapport de force. Ce processus est d’autant plus pernicieux qu’il se dissimule derrière l’apparente innocence du rire et du « c’est pour rigoler ». Bégaudeau semble ici sous-estimer l’importance de la répétition et du contexte social. Les normes et les préjugés ne naissent pas seulement d’actes spectaculaires ou isolés, mais bien d’une accumulation de gestes, de paroles et d’attitudes qui finissent par façonner la perception collective d’un groupe. Chaque blague de ce type, même racontée en apparence « sans conséquence », participe à une dynamique plus large qui renforce la marginalisation des minorités et des femmes.
Voilà donc le piège : la militance ne comprend pas l’humour, car elle sur-politise l’humour et l’art, c’est pourquoi elle s’indigne ainsi. Mais s’indigner n’est pas politique, c’est de la morale, là où il faut que le féminisme soit politique. Politique ou non, morale ou immorale, la boucle tautologique est bouclée, une blague blessante professée par Bégaudeau ne peut souffrir d’aucune critique, ni sur le plan moral qui est illégitime, ni sur le plan politique qui n’est pas concerné, ni sur le plan de l’humour qui est là pour faire grincer et qui s’extrait de ces catégories.
Le livre procède d’un paradoxe un peu indémerdable. Il ne faudrait pas tout politiser, et pas tout le temps : l’art et l’humour notamment. Mais Bégaudeau explique aussi que ce qui est reproché à sa blague n’est pas seulement politique, c’est peut être surtout “moral” et affectif. Et il a sûrement raison : ne pas aimer voir quelqu’un qu’on apprécie se faire humilier ou insulter est presque pré-politique. Cela peut souler, agacer, énerver, même sans être un grand féministe, même en adhérant à l’anticapitalisme affiché de Bégaudeau. Voilà donc le piège : la militance ne comprend pas l’humour, car elle sur-politise l’humour et l’art, c’est pourquoi elle s’indigne ainsi. Mais s’indigner n’est pas politique, c’est de la morale, là où il faut que le féminisme soit politique. Politique ou non, morale ou immorale, la boucle tautologique est bouclée, une blague blessante professée par Bégaudeau ne peut souffrir d’aucune critique, ni sur le plan moral qui est illégitime, ni sur le plan politique qui n’est pas concerné, ni sur le plan de l’humour qui est là pour faire grincer et qui s’extrait de ces catégories.
Un appel à “désexceptionnaliser” le viol
Sur quelques pages, Bégaudeau formule des hypothèses sur le viol. Le livre est construit ainsi : une succession de propos, d’aphorismes, d’hypothèses qui sont discutés sur quelques paragraphes, souvent à la forme interrogative. Par ce dispositif même toute critique d’une des hypothèses peut se voir reprocher de “se concentrer sur quelques pages d’un livre de 450 pages”, mais il est impossible de faire autrement sauf… à traiter des 450 pages. Traiter de ses hypothèses sur le viol est donc un choix. Il se trouve que la lutte contre le viol comme phénomène social de masse est devenu une des luttes majeures du mouvement féministe, celui-ci ayant analysé ce dernier comme un des éléments constitutifs importants de la domination masculine. Il se trouve aussi que cette question du viol n’a pas échappé à Bégaudeau et que son discours à ce sujet s’inscrit dans la continuité de ce que d’autres hommes ont développé à gauche. Il peut donc être intéressant de la traiter. Voici ce qu’il en dit :
“À la suite de Foucault, Lagasnerie interroge cet “exceptionnalisme sexuel” qui fait du crime sexuel le plus grave des crimes et justifie une sorte d’exception répressive. (…) Foucault montre une voie : la dédramatisation du sexe, d’où inférer non pas une dédramatisation des crimes sexuels, mais peut-être, à rebours du mouvement en cours, leur désexceptionnalisation dans l’ensemble des crimes. Le viol pourrait être vu comme une violence physique parmi d’autres, même si plus douloureuse, et plus traumatisante – mais n’est elle pas plus traumatisante parce qu’on la dramatise ? Mais Foucault est homosexuel”.
On voit toute l’ignorance satisfaite de Bégaudeau dans ces quelques lignes. Il est même difficile de répondre au raisonnement puisque tout le postulat de départ est absolument faux. Non seulement les viols, dans les faits, ne font pas l’objet d’une exception répressive, mais ils sont même incroyablement banalisés, sont niés en tant que viols.
« Le viol pourrait être vu comme une violence physique parmi d’autres, même si plus douloureuse, et plus traumatisante – mais n’est elle pas plus traumatisante parce qu’on la dramatise ? »
François Bégaudeau, Comme une mule
La machine judiciaire est encore une machine à blanchir les violeurs. Dans la grande majorité des cas, les femmes violées sont incitées à reconsidérer leur plainte au profit de “l’agression sexuelle”, transformant par là le crime en délit sans que l’acte en lui même (pénétratif) n’ait changé le moins du monde (cela permet le jugement en tribunal correctionnel plutôt qu’en cour d’assises ce qui est plus rapide, une pratique qui concerne entre 60 et 80% des viols enregistrés). Dans l’immense majorité des cas, la plainte n’est pas retenue. Selon la dernière étude (avril 2024) de l’Institut des Politiques Publiques, 94% des plaintes pour viol sont classées sans suite (quand elles sont seulement prises par la police…), soit plus que pour des infractions comme les cambriolages, vols, destructions de biens alors même que, dans le cas des viols, souligne l’étude, le suspect est quasi-systématiquement connu, ce qui est nettement moins le cas des autres infractions. En 2022, la magistrate Magali Lafoucarde rappelait que “s’agissant des viols pour lesquels une plainte a été enregistrée par la police, les chiffres du ministère de la justice indiquent que seuls 14,7 % ont donné lieu à une peine” et que contrairement à une idée reçue “depuis une dizaine d’années, le nombre de condamnations pour viol est en baisse”. Il faut dire aussi que seulement 6% des victimes de violences sexuelles portent plainte comme l’indique Amnesty International. Est-on donc certain de ce “mouvement en cours” dont parle Bégaudeau ?
Quand l’accumulation de preuves matérielles est là – critère qui crée une impunité quasi totale pour la masse des viols conjuguaux (plus d’⅓ des viols, alors qu’ils ne représentent que 6% des viols sanctionnés) et d’inceste – cela peut déboucher sur une condamnation, qui est souvent comparable à celle d’un braquage de banque ou d’un détournement de fond, et généralement inférieure au trafic de drogue “en bande organisée”, quasiment jamais similaire à un meurtre. Des faits : parmi les rares suspects de violences sexuelles jugés coupables (“Seuls 14% de suspects impliqués dans des affaires de violences sexuelles sont jugés et parmi eux 13% sont reconnus coupables”, Le Figaro, 3 avril 2024), voici ce que cela donne selon une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) : “6,5 mois pour les affaires de harcèlement sexuel, 20 mois pour les agressions sexuelles et 28,3 mois pour les viols requalifiés/correctionnalisés.” Dans les cas, minoritaires, où le viol n’a pas été requalifié et a donc été jugé comme un crime aux assises, le quantum passe à 10 ans et 2 mois. Comparons : le quantum médian des peines privatives de liberté est de 18 ans pour les assassinats, de 15 ans pour les meurtres et de 10 ans pour les coups mortels. Il est de 14,3 ans pour les vols criminels. Les peines prononcées pour les chauffards coupables d’homicide involontaire sont en moyenne de 21,9 mois de prison. Pour les infractions financières : 18,3 mois. De quelle “exception répressive” parle-t-on ?
Comparons : le quantum médian des peines privatives de liberté est de 18 ans pour les assassinats, de 15 ans pour les meurtres et de 10 ans pour les coups mortels. Il est de 14,3 ans pour les vols criminels. Les peines prononcées pour les chauffards coupables d’homicide involontaire sont en moyenne de 21,9 mois de prison. Pour les infractions financières : 18,3 mois. De quelle “exception répressive” parle-t-on ?
Probablement que Bégaudeau ne le sait même pas. Quant à la “répression sociale” dont on ne sait pas s’il est aussi question ici, le viol continue largement d’être minoré, euphémisé, on fait des débats chez Hanouna sur le fait de pénétrer sa partenaire pendant son sommeil, malgré la panique morale des réacs sur la cancel culture une accusation de viol n’empêche ni d’être ministre, ni conférencier, ni de faire des films ou d’éditer des livres, de nombreuses familles continuent de fermer les yeux sur l’inceste etc.
Les viols trop dramatisés?
À partir de ce postulat démonté par tout le réel, Begaudeau, qui se fout de décennies de recherches sur les conséquences psychiatriques du viol, en tire la thèse que si le viol est traumatisant, ce n’est pas tant en raison de l’acte en soi mais peut-être parce qu’il est “dramatisé”. Ce que Bégaudeau ignore, c’est que le traumatisme est quasi toujours premier à la prise de conscience du viol. Beaucoup de victimes de viols sont traumatisés par un acte sexuel, qu’elles ne considèrent pas encore comme un viol mais comme une expérience traumatisante, puis prennent un jour conscience qu’il s’agissait d’un viol, finissent par mettre le mot dessus.
À l’époque – et à vrai dire nous n’en sommes pas vraiment sortis – où le viol conjugual n’était pas considéré comme un viol, où les femmes qui se faisaient violer par leur maris et dont beaucoup avaient intégré que cela était dans la nature des choses, le viol n’en restait pas moins traumatisant. Dans leur étude en 2009, Marital rape and relational trauma, des chercheurs en psychologie et sexologie notaient que “Le viol conjugal est depuis longtemps considéré comme une forme mineure de violence sexuelle qui ne serait pas considérée comme un « vrai viol » par rapport au viol commis par un étranger (Bennice et Resick, 2003). Néanmoins, la gravité et la durée des symptômes psychologiques, physiques et sexuels associés au viol sont aussi importantes, quelle que soit la nature de la relation avec l’auteur (Riggs et al., 1992).” Christine Allan, psychologue dans un centre d’accueil des victimes d’agression sexuelle notait également que le stress post-traumatique est premier à la prise de conscience et à la verbalisation : “l’état de stress post-traumatique se caractérise par un état de sidération psychique, puisque la violence subie vient déborder les capacités de liaison du sujet, voire l’empêche de mentaliser l’événement”. La reconnaissance du viol, sa verbalisation a plus souvent des effets thérapeutiques, y compris dans les cas où le viol a été banalisé, ce qui invalide l’idée que le traumatisme viendrait de la “dramatisation”.
Bégaudeau porte, sans l’assumer vraiment, un discours de relativisation des violences sexistes et sexuelles, qui a pour prétexte la lutte contre le carcéralisme et la pénalisation à outrance. Il va jusqu’à parler de féminisme “bourgeois” et “policier” à l’égard des évolutions du droit en Espagne qui ont contribué à réduire significativement les féminicides. Ce discours-là a pour premier défaut de se tenir très loin des faits, comme nous l’avons montré précédemment. Il a ensuite pour effet potentiel de déculpabiliser et de conforter les hommes sexistes ou les hommes agacés par le féminisme.
À la suite de ce paragraphe, Bégaudeau nuance, voire se contredit, rappelant que Foucault est un homme homosexuel et que “tant qu’il n’a pas éprouvé dans sa chair ce type de violence dont 90% des victimes sont des femmes, un homme a beau jeu de les considérer comme qualitativement homogènes aux autres violences”. Bégaudeau se garde, comme dans le paragraphe précédent, de décrire “les autres violences” et on n’est pas vraiment sur de savoir qui nie, par exemple, le potentiel traumatique de la torture ou d’une agression qui envoie dans le coma, qui fait vraiment les hiérarchies qu’il croit percevoir et qu’il est bien seul à percevoir ainsi. Mais avec cette apparente nuance, qui lui permet de ne pas épouser complètement la thèse qu’il défendait juste avant, Bégaudeau fait passer pour de la dialectique ce qui est en réalité un non-propos. Sauf que ce non-propos n’est pas complètement neutre : il existe des faits, largement documentés et facilement accessibles, et auxquels Bégaudeau est soi-disant attaché, qui permettent d’annihiler l’hypothèse. Leur absence est donc signifiante, elle empêche le lecteur de peser réellement l’affirmation, alors que l’antithèse est médiocre.
Bégaudeau porte, sans l’assumer vraiment, un discours de relativisation des violences sexistes et sexuelles, qui a pour prétexte la lutte contre le carcéralisme et la pénalisation à outrance. Il va jusqu’à parler de féminisme “bourgeois” et “policier” à l’égard des évolutions du droit en Espagne qui ont contribué à réduire significativement les féminicides. Ce discours-là a pour premier défaut de se tenir très loin des faits, comme nous l’avons montré précédemment. Il a ensuite pour effet potentiel de déculpabiliser et de conforter les hommes sexistes ou les hommes agacés par le féminisme. Cette petite musique de “la-nécessité-pour-les-féministes-de-sortir-du-tout-pénal” – qui a son fond de justesse et qui fait l’objet de discussions au sein des courants féministes (comme par exemple la militante et juriste Olympe Rêve dans cette publication), qui n’ont pas attendu Bégaudeau pour qu’il leur montre la lumière – ne s’accompagne le plus souvent d’aucune proposition alternative.
Cette petite musique de “la-nécessité-pour-les-féministes-de-sortir-du-tout-pénal” – qui a son fond de justesse et qui fait l’objet de discussions au sein des courants féministes qui n’ont pas attendu Bégaudeau pour qu’il leur montre la lumière – ne s’accompagne le plus souvent d’aucune proposition alternative.
Car ce serait du travail, de l’effort de recherche et de documentation que de penser une façon non-carcérale et non-punitive de faire face aux violences sexistes. C’est ce que tente de faire l’activiste Elsa Deck-Marsault, dont le livre est cité par Bégaudeau mais uniquement lorsqu’il critique les excès du militantisme queer ou féministe. Bégaudeau, lui, ne met pas les mains dans ce cambouis-là : il a donné l’alerte, distribué les bons et les mauvais points et rendu leur cahier de texte aux féministes. Nous devrions le remercier pour cela. Sauf que non, pas du tout, car privée d’alternative, sa condamnation des dérives pénalistes du féminisme conduit beaucoup à penser qu’il faudrait tout simplement en finir avec ce combat-là car, décidément, il est trop malmené. Ce discours là, il nous navre par son absence totale de justesse et il nous inquiète, car il remplit un rôle bien utile pour les hommes de gauche qui voudraient protéger et préserver leur sexisme. On sait que Bégaudeau se fout des effets de sa prose sur la société. C’est son côté artiste et punk, il nous en écrit des tartines, on est au courant. Mais libre à nous de critiquer sa démarche et ses effets.
Se donner des adversaires faciles et protester contre une réalité fictive
Le livre de Bégaudeau semble réunir – parfois artificiellement – des réflexions déjà écrites antérieurement à sa trame principale (l’affaire Ludivine Bantigny) et sans rapport direct avec ce sujet.
Il défend en particulier l’idée que l’art et la littérature n’ont pas à être utiles (“l’art est inutile en tout siècle et sous tous les cieux”) ou à servir une cause, une idéologie ou une morale. Ils se suffisent à eux mêmes, n’ont pas besoin d’autre finalité. L’écrivain n’a d’ailleurs pas comme un politicien à répondre au “que faire ?” : “un écrivain ne sait politiquement que faire. Son socle, son sentiment fondateur serait plutôt qu’il n’y a rien à faire. Sa nourriture de base est ce dont la société ne sait pas quoi faire”. Très bien. Mais Bégaudeau semble s’inventer un adversaire : en réalité très peu de gens ont ce rapport hyper utilitariste à l’art, à part éventuellement dans une sphère très réduite de la militance. Ce débat entre art pour l’art et l’art engagé existe depuis fort longtemps, mais nous ne percevons pas sa prédominance aujourd’hui : la plupart de la production cinématographique et littéraire contemporaine ne prétend servir aucune cause. Si Bégaudeau ressent particulièrement cette injonction c’est peut-être parce que lui-même prend des positions, écrit des essais politiques, intervient dans des lieux ouvertement militants, ce qui charrie donc un public particulier avec des attentes spécifiques.
Bégaudeau semble s’inventer un adversaire : en réalité très peu de gens ont un rapport hyper utilitariste à l’art, à part éventuellement dans une sphère très réduite de la militance. Ce débat entre art pour l’art et l’art engagé existe depuis fort longtemps, mais nous ne percevons pas sa prédominance aujourd’hui : la plupart de la production cinématographique et littéraire contemporaine ne prétend servir aucune cause.
Cela donne toutefois un des passages intéressants du livre, celui qu’il consacre à son concept de “sociomane”, un type de personnes qui analyseraient tout, y compris l’humour et l’art, à l’aune de leurs effets sociaux et politiques présumés et anticipés. Mais, contrairement à ce que semble montrer Bégaudeau, ce type de personnes, qu’à Frustration nous nommons les “gaucho-chiants”, ne sont pas les seuls à avoir été choqués, irrités ou consternés par sa “blague” sexiste. Bégaudeau utilise un procédé d’assez mauvaise foi, très récurrent chez les essayistes, qui consiste à se donner pour unique adversaire ceux qui le critiquent de la façon la plus grotesque et maladroite. Il se fait ainsi la victime d’un “choeur” de gaucho-chiants, féministes “moraux” pratiquant le “virtue signaling” sur Twitter dès 8h du matin.
Il décrit à intervalle régulier, avec l’ironie grinçante dont il sait faire preuve, ces gauchistes ‘’moraux’’, embarrassés par sa “blague”. Il raconte leurs correspondances, les ridiculise au possible (même quand il s’agit d’amis ou de collègues) pour construire la figure de cet adversaire qui voudrait sa chute et dont il veut exposer la médiocrité. Par conséquent, il n’hésite pas à construire, comme le font la plupart des “penseurs” du “wokisme”, un monde social qui n’existe pas, ou à des niveaux très marginaux et exagérés. Les faits sont encore loin, très loin. Par exemple, Bégaudeau raconte, pour montrer la dangerosité “fasciste” (allons-y gaiement) du slogan féministe “on te croit”, qu’on lui aurait rapporté que dans une mairie, lors d’un atelier de lutte contre le sexisme au travail, une formatrice aurait écrit – “au véléda” – “Si une femme ressent une attitude ou une phrase comme misogyne ou sexiste, c’est qu’elle l’est”. Bienvenue à Wokeland !
Il décrit à intervalle régulier, avec l’ironie grinçante dont il sait faire preuve, ces gauchistes ‘’moraux’’, embarrassés par sa “blague”. Il raconte leurs correspondances, les ridiculise au possible pour construire la figure de cet adversaire qui voudrait sa chute et dont il veut exposer la médiocrité. Par conséquent, il n’hésite pas à construire, comme le font la plupart des “penseurs” du “wokisme”, un monde social qui n’existe pas, ou à des niveaux très marginaux et exagérés.
Depuis cette anecdote, dont le détail du véléda doit donner sa patine de réalité, Bégaudeau déroule un appel vibrant à sortir de cette atroce dérive. Sauf que quand on connaît bien l’état de la prévention du sexisme au travail, notamment dans les formations qui sont données aux managers et aux représentants du personnel, comme c’est notre cas, on sait que la législation impose une écoute, une prise en compte puis une enquête interne. Mais aussi l’écoute et la protection face au licenciement des personnes accusées. Et qu’en 2025, la banalisation reste la norme, bien plus qu’une prise en compte excessive des propos sexistes et une confiance trop importante en la parole des victimes. Les différentes études quantitatives menées sur le sujet montrent qu’une partie toujours majoritaire de personnes qui se disent victimes de sexisme… n’est pas crue. On pourrait d’ailleurs parler tout simplement de nos propres expériences de travail en entreprises qui nous ont permis de constater que les “attitudes misogynes ou sexistes” s’y portent très bien, et que “le ressenti” des concernées est très loin d’y avoir une quelconque place.
En agissant ainsi, en créant une réalité projetée, élaborée à partir de slogans militants, Bégaudeau ne pense pas très différemment de Julia de Funès, la “philosophe du management” préférée des patrons qui, en octobre dernier, sur France Inter, racontait que désormais, dans les entreprises, on interdisait certaines réunions “aux blancs”. Pour justifier son discours pro-patronal et anti-lutte contre les discriminations, elle a inventé un monde où cette lutte serait allée tellement loin qu’elle aurait transformé les victimes d’hier en dominantes d’aujourd’hui. Bégaudeau n’a pas un rapport si différent au réel quand il spécule à partir d’une anecdote pour s’alarmer d’un état de fait contre lequel il se pose en lanceur d’alerte.
Sans oublier que la censure et la cancel culture sont avant tout le fait du pouvoir, de la droite et de l’extrême droite, nous partageons une critique depuis la gauche d’une certaine forme d’exigence de pureté morale, personnelle ou politique – forcément subjective -, au sein d’une partie du champ intellectuel et militant de la gauche radicale, qui est une pratique différente du fait de protéger nos espaces des agresseurs sexuels et hommes violents.
Si nous retranchons tous les gens qui ont pu avoir des propos ou comportements sexistes, racistes ou petits bourgeois de nos combats, alors nous arriverons sans doute à une sorte de super élite morale mais certainement pas à un mouvement émancipateur capable de révolutionner ces mêmes rapports sociaux, ni de permettre aux personnes ayant eu des comportements oppressifs de se questionner, de changer, d’évoluer.
Nous ne sommes pas partisans du « ne rien laisser passer » : au sein d’une société raciste, sexiste et capitaliste, presque personne ne flotte au-dessus des rapports sociaux existants. Si nous retranchons tous les gens qui ont pu avoir des propos ou comportements sexistes, racistes ou petits bourgeois de nos combats, alors nous arriverons sans doute à une sorte de super élite morale mais certainement pas à un mouvement émancipateur capable de révolutionner ces mêmes rapports sociaux, ni de permettre aux personnes ayant eu des comportements oppressifs de se questionner, de changer, d’évoluer. Nous pensons profondément que notre travail est de convaincre, d’aider les gens à changer, à ce que nous nous améliorions tous ensemble, et que cela est possible et souhaitable.
Ce ne sont pas des abstractions niaises : c’est cette attitude politico-ethique qui a par exemple permis à des ex-taulards, trafiquants de drogue, proxénètes de rejoindre les rangs du Black Panther Party, et, par la politisation, de réfléchir aux structures qui les avaient amenés à ces parcours de vie. Plus récemment et proche de nous, c’est ce qui a conduit pas mal de gilets jaunes qui étaient très imprégnés du racisme frontiste a questionner leurs stéréotypes racistes et la manière dont ils situaient les clivages. Nous n’avons pas voulu inscrire nos désaccords dans une binarité « Bégaudeau mérite une condamnation à la mort sociale » Vs « Bégaudeau mérite d’être défendu contre les féministes qui cancellent ». Cela nous semble une très mauvaise manière d’appréhender tout cela. Nous avons essayé d’expliciter ce qui nous pose problème avec les positions récentes de Bégaudeau.
Nous n’avons pas voulu inscrire nos désaccords dans une binarité « Bégaudeau mérite une condamnation à la mort sociale » Vs « Bégaudeau mérite d’être défendu contre les féministes qui cancellent ». Cela nous semble une très mauvaise manière d’appréhender tout cela. Nous avons essayé d’expliciter ce qui nous pose problème avec les positions récentes de Bégaudeau.
Le cas de Bégaudeau montre toutefois que la panique morale autour d’une rigidification militante et d’un esprit policier peut être nuancée. Les conflits interpersonnels, intellectuels et militants ont toujours existé, et souvent de manière beaucoup plus brutales et violentes qu’aujourd’hui. En fait, peu de gens soutiennent qu’il faudrait une mort sociale ou l’éviction hors du champ intellectuel d’un auteur comme Bégaudeau. En revanche il existe, à gauche, un mépris réel et grandissant pour des formes de sexisme et pour des essais racoleurs. Ce n’est pas la même chose et c’est ce qui explique l’indifférence dans laquelle a globalement été accueilli Comme une Mule.
Et pour cause, en vérité Bégaudeau n’a pas été « cancel » : comme il le dit lui-même en introduction de son livre, ses ouvrages se vendent toujours bien, il est toujours invité pour en parler dans pas mal d’endroits, a commencé une nouvelle émission sur QG, et son prochain livre sort dans une très respectable maison d’édition de gauche. Contrairement à ce qu’il prédisait dans son livre (“Pour cette fois le procureur ne défendra pas les dominants dont je suis en tant qu’homme blanc semi-riche ayant abusé par le verbe de sa position dominante. Pari gagné. L’exception aura lieu. Le dominant sera puni. Mais précisément ce ne sera pas une exception. En me condamnant, la justice exercera sa routine patriarcale. Elle exercera sa fonction paternelle de protéger les femmes d’agresseurs de mon espèce”), il a également été relaxé par le tribunal.
La critique du féminisme bourgeois, libéral ou blanc n’a pas du tout la même puissance depuis d’où elle part. Quand des féministes racisées font la critique du féminisme blanc et bourgeois, elles ont tout à gagner. L’homme en situation de domination – et François Bégaudeau, qui dispose de revenus confortables, d’un prestige social et intellectuel, et qui se trouve être homme et blanc, sait qu’il l’est – n’a rien à gagner pour lui même à la critique du féminisme blanc et bourgeois, par contre même le féminisme blanc et bourgeois menace sa position.
La critique du féminisme bourgeois, libéral ou blanc n’a pas du tout la même puissance depuis d’où elle part. Quand des féministes racisées font la critique du féminisme blanc et bourgeois, elles ont tout à gagner. L’homme en situation de domination – et François Bégaudeau, qui dispose de revenus confortables, d’un prestige social et intellectuel, et qui se trouve être homme et blanc, sait qu’il l’est – n’a rien à gagner pour lui même à la critique du féminisme blanc et bourgeois, par contre même le féminisme blanc et bourgeois menace sa position. C’est pour ça que beaucoup de féministes ont soufflé d’avance : elles ont déjà vu ça mille fois – des hommes privilégiés qui veulent aussi dominer et expliquer le féminisme, qui veulent leur montrer leur virilité intellectuelle, qui veulent les prendre depuis leur gauche, depuis le féminisme. Mais le résultat est le même : la défense d’une position privilégiée – Bégaudeau leur aura montré à toutes ces féministes qui s’égarent, qui est dans le juste, il aura conservé son prestige intellectuel, social, “féministe” en répondant à l’infâme accusation en sexisme “juste” parce qu’il fait des blagues “grivoises” sur une femme sur qui tous les hommes “passeraient”. Bégaudeau répondrait sans doute qu’il s’en fout, qu’il n’est pas militant, que d’ailleurs ce n’est qu’une petite partie de son livre (ce qui n’est pas vrai, en plus de ne pas être anodin), que ce qui l’intéresse c’est la justesse et pas l’utilité politique. Mais un dominant n’a pas besoin de militer pour exercer sa domination. Ou plutôt Bégaudeau milite, sans le savoir, pour une cause qui n’est pas la nôtre.
