À Barcelone, tourisme de masse ou droit aux vacances ?

La critique du tourisme de masse se fonde sur des données sociales et écologiques alarmantes qui justifient la colère des habitants. Ceux de Barcelone sont à la pointe de la dénonciation de tourisme et de tout le business, en particulier immobilier, qu’il favorise, au détriment du droit des habitants à bien vivre chez eux. Mais comment y résister sans stigmatiser les individus qui, pris dans l’angoisse quotidienne de la vie capitaliste, continuent de voir le voyage comme un moyen d’évasion, un droit aux vacances qui a longtemps été le combat de la gauche ? Le journaliste Pablo Castaño nous raconte ces luttes et ce dilemme, depuis Barcelone.
Le 15 juin, un groupe de touristes voyageant dans un autobus autour de l’église de la Sagrada Família, à Barcelone, a été surpris par une attaque au pistolet à eau. Ce fut l’une des actions « punch » organisées par l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT), qui avait convoqué ce jour-là une manifestation contre la « touristification », un terme qui dénonce la transformation profonde d’une ville accueillant un flux massif de visiteurs. Des protestations ont eu lieu le même jour dans 15 villes du sud de l’Europe comme Venise, Lisbonne ou Malaga, qui constatent également comment le tourisme de masse est passé de promesse de prospérité économique à cauchemar. Les manifestants barcelonais ont également lancé des bombes fumigènes dans une boutique Louis Vuitton et dans des hôtels, attirant l’attention de médias internationaux comme la BBC. Barcelone est devenue un symbole des effets désastreux du tourisme de masse sur la vie de millions de travailleurs du sud de l’Europe, mais aussi de la résistance de ses habitants à accepter que la ville se transforme en une carte postale destinée à extraire de la plus-value.
Le 15 juin, un groupe de touristes voyageant dans un autobus autour de l’église de la Sagrada Família, à Barcelone, a été surpris par une attaque au pistolet à eau. Ce fut l’une des actions « punch » organisées par l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT), qui avait convoqué ce jour-là une manifestation contre la « touristification », un terme qui dénonce la transformation profonde d’une ville accueillant un flux massif de visiteurs.
Irma Samayoa, membre de l’ABDT, déplore : « Il y a un manque de volonté politique pour aborder le problème de la “monoculture touristique” », un terme qui dénonce la spécialisation croissante de la ville dans ce secteur économique. Il est devenu impossible d’ignorer les graves impacts produits par une industrie caractérisée par des bas salaires, une instabilité de l’emploi et un fort impact écologique. Toutefois, le débat est ouvert entre activistes et experts sur la manière de concilier la nécessaire décroissance touristique avec les intérêts des travailleurs et le droit des classes populaires aux vacances.
Le tourisme créé de l’emploi… précaire
« Les conditions de travail sont précarisées dans le nettoyage, l’hôtellerie… avec des salaires dépassés et des journées sans aucun contrôle », indique Samayoa. Selon le syndicat Comisiones Obreras, le salaire moyen dans le secteur touristique est de 1 800 euros, soit 470 de moins que la moyenne salariale espagnole. En outre, la précarité y est plus grande que dans d’autres secteurs économiques. L’Observatoire du tourisme de Barcelone estime que le secteur représente 13,4 % des emplois dans la capitale catalane, un volume que les patrons du secteur et de nombreux responsables politiques utilisent pour présenter la monoculture touristique comme inévitable si l’on veut maintenir la prospérité de la ville.
Selon le syndicat Comisiones Obreras, le salaire moyen dans le secteur touristique est de 1 800 euros, soit 470 de moins que la moyenne salariale espagnole. En outre, la précarité y est plus grande que dans d’autres secteurs économiques.
« C’est un chantage envers les citoyens », dénonce Samayoa, qui cite l’exemple de la Coupe de l’America, une compétition de voile ayant suscité une forte opposition des riverains en 2024. « L’un des prétendus avantages était l’offre d’emplois. On a dit aux habitants de la Barceloneta qu’elle créerait des postes de travail et revitaliserait le quartier. C’était un mensonge : de nombreuses équipes venaient avec leurs propres employés ». Le journal La Directa a révélé que les organisateurs de la compétition avaient falsifié les chiffres de participation et d’audience pour justifier le soutien public reçu, qui a dépassé les 50 millions d’euros. Le scandale a conduit le gouvernement municipal du socialiste Jaume Collboni à renoncer à accueillir à nouveau la compétition qu’il avait pourtant défendue avec enthousiasme.
Ce n’est que le dernier exemple de l’économie des méga-événements dont Barcelone est un exemple paradigmatique. La ville accueille régulièrement des salons internationaux, des compétitions sportives et d’autres événements subventionnés par des millions d’euros de fonds publics, attirant des milliers de visiteurs supplémentaires.

Crise du logement et changement climatique
L’impact social le plus généralisé du tourisme à Barcelone concerne le marché du logement. « Nous avons une crise du logement, de spéculation immobilière et d’utilisation des logements à des fins touristiques. Ils s’enrichissent en faisant grimper les prix », dénonce Samayoa. Les loyers ont augmenté de 74 % en dix ans en Espagne, tandis qu’à Barcelone, la hausse a été de 10 % en une seule année. En 2024, le loyer moyen dans la capitale catalane a atteint 1 200 euros par mois, une somme proche du salaire minimum. C’est une crise multifactorielle, enracinée dans le rôle central qu’a historiquement joué la spéculation immobilière dans le capitalisme espagnol. Cependant, le tourisme est l’un des facteurs principaux : dans un marché à peine régulé par l’État, consacrer les logements à un usage touristique réduit l’offre et fait monter les prix.
Des organisations comme le Syndicat des locataires, qui a convoqué ces dernières années de nombreuses manifestations pour réclamer une régulation efficace du marché locatif, y compris la restriction des logements touristiques, ont soutenu la manifestation du 15 juin. En 2023, une Loi sur le logement a été adoptée, introduisant une timide régulation des loyers, mais les locations de courte durée restent non régulées, ce qui a empêché une baisse des prix.
Les loyers ont augmenté de 74 % en dix ans en Espagne, tandis qu’à Barcelone, la hausse a été de 10 % en une seule année. En 2024, le loyer moyen dans la capitale catalane a atteint 1 200 euros par mois, une somme proche du salaire minimum. Le tourisme est l’un des facteurs principaux : dans un marché à peine régulé par l’État, consacrer les logements à un usage touristique réduit l’offre et fait monter les prix.
José Antonio Donaire, géographe à l’Université de Gérone et coordinateur d’une vaste étude sur le tourisme en Catalogne, souligne l’impact écologique de l’arrivée massive de visiteurs à Barcelone. « La ville, sans tourisme, émet 3 millions de tonnes de CO₂ par an. Le tourisme en suppose 12 millions, en raison des nombreux vols intercontinentaux et des croisières. Amener les touristes émet quatre fois plus que la ville elle-même », explique-t-il. Des chiffres vertigineux auxquels s’ajoutent les tonnes de déchets produites chaque année par les visiteurs, qui consomment également beaucoup plus d’eau et d’électricité par personne que les résidents. Les administrations défendent les bénéfices de l’industrie touristique à tout prix, créant des injustices flagrantes. « Pendant la sécheresse de l’année dernière, les habitants ont dû suivre une campagne pour économiser la moindre goutte d’eau alors que les hôtels gardaient leurs piscines pleines », se souvient Samayoa.
Le Plan Climat de la Mairie, élaboré en 2018 sous le gouvernement de la maire Ada Colau, prévoit d’atteindre la neutralité climatique de la ville d’ici 2030. Un objectif impossible si se concrétise le projet d’agrandissement de l’aéroport d’El Prat, présenté il y a quelques semaines par le président catalan, le socialiste Salvador Illa.
Le Plan Climat de la Mairie, élaboré en 2018 sous le gouvernement de la maire Ada Colau, prévoit d’atteindre la neutralité climatique de la ville d’ici 2030. Un objectif impossible si se concrétise le projet d’agrandissement de l’aéroport d’El Prat, présenté il y a quelques semaines par le président catalan, le socialiste Salvador Illa. « 80 % des touristes arrivent par avion », rappelle José Mansilla, anthropologue à l’Université autonome de Barcelone. « Ils veulent augmenter les vols transatlantiques pour que des millions de touristes supplémentaires viennent en avion », dénonce-t-il. Le plan d’agrandissement, bloqué en raison de l’opposition populaire et municipale sous Colau, a été relancé par Illa avec le soutien de Pedro Sánchez et du maire actuel. Pourtant, un rapport de la mairie prévoit que l’agrandissement augmenterait de 33 % les émissions de CO₂ de l’aéroport. Il endommagerait également la zone humide protégée de La Ricarda et augmenterait de 15 millions l’afflux annuel de touristes. Stopper l’agrandissement est devenu une priorité pour les mouvements sociaux barcelonais.

Une ville saturée par le tourisme
Quiconque se promène dans le centre de Barcelone entre mai et octobre peut constater la saturation de ses rues, qui complique la vie quotidienne des habitants. « Nous ne pouvons envisager aucune scène de notre vie quotidienne sans prendre en compte le tourisme. Prendre le métro et laisser passer deux rames sans pouvoir entrer parce que c’est une ligne qui va à la plage, tous les bars avec des menus en anglais, accompagner son enfant à l’école et se faire photographier, ne pas pouvoir dormir à cause du bruit… », énumère Mansilla. Une autre conséquence moins visible, selon Donaire, est « la perte d’identité locale, la spectacularisation des activités locales, une sensation que la ville perd son identité, devient une ville sans racines ».
« Nous ne pouvons envisager aucune scène de notre vie quotidienne sans prendre en compte le tourisme. Prendre le métro et laisser passer deux rames sans pouvoir entrer parce que c’est une ligne qui va à la plage, tous les bars avec des menus en anglais, accompagner son enfant à l’école et se faire photographier, ne pas pouvoir dormir à cause du bruit… »
José Mansilla, anthropologue à l’Université autonome de Barcelone
La sensation de saturation est aggravée par la concentration des touristes dans des zones spécifiques de la ville. « Contrairement à des villes comme Paris ou Londres, Barcelone concentre toute l’activité touristique dans deux districts, qui sont aussi les plus fréquentés par les habitants : Ciutat Vella et l’Eixample du XIXe siècle. On y trouve les deux tiers des touristes de la ville », explique Donaire. Pourtant, le rejet de la massification touristique dépasse ces districts : 74 % des Barcelonais estiment que la ville a atteint son “plafond touristique”. En 2024, plus de 15 millions de personnes ont visité la ville.
Comment limiter le tourisme ?
« Il faut établir une stratégie de décroissance de l’offre touristique, en parallèle d’une autre pour la diversification économique », propose Mansilla. C’est l’inverse de ce que les administrations ont fait ces dernières années, à quelques exceptions près. Le Consortium du Tourisme de Barcelone, une institution publique-privée où les entreprises privées sont majoritaires, consacre chaque année environ 7 millions d’euros à la promotion de la ville à l’étranger, alors qu’elle est déjà l’une des plus visitées d’Europe. « Ici, on n’a jamais mené de politiques touristiques, mais des politiques d’entrepreneuriat touristique », poursuit Mansilla, qui cite l’exemple de la promotion des appartements touristiques par l’ancien maire Xavier Trias (centre-droit nationaliste) « comme politique phare pour sortir la ville de la crise de 2010 ».
74 % des Barcelonais estiment que la ville a atteint son “plafond touristique”. En 2024, plus de 15 millions de personnes ont visité la ville.
Les gouvernements municipaux d’Ada Colau (2015-2023) ont fait figure d’exception : des milliers de logements touristiques illégaux ont été fermés et un ambitieux plan urbanistique — encore en vigueur — a été approuvé, interdisant l’ouverture de nouveaux hôtels dans le centre. Cependant, le retour des socialistes au gouvernement municipal s’est traduit en « l’absence totale de planification, laissant la ville aux mains du marché », affirme Mansilla.
À chaque fois qu’une politique visant à limiter un secteur manifestement surdimensionné est avancée, les patrons et leurs relais politiques brandissent la menace des suppressions d’emplois. Certes, même dans des conditions précaires, le tourisme fait vivre des dizaines de milliers de personnes à Barcelone. Mais comme le souligne l’économiste Elena Idoate dans un entretien accordé à Crític, c’est aussi l’un des secteurs où l’écart entre salaires et bénéfices est le plus injuste. « La recette est simple, affirme-t-elle : moins les exploiter. Il est possible d’améliorer les conditions de travail, même avec une baisse du tourisme. Jusqu’ici, les revenus du secteur ont surtout profité aux entreprises. Il est temps de mieux les partager. »

La « tourismophobie » et le droit au voyage
La croissance de l’opposition populaire à la « touristification » a conduit certains responsables politiques à dénoncer une supposée « tourismophobie », une expression qui banalise les discriminations réelles (islamophobie, transphobie…). Le débat sur la « tourismophobie » a été ravivé par des actions comme le fait de tirer sur des touristes avec des pistolets à eau. Pour Samayoa, « il est vexant qu’un ministre condamne l’utilisation de jouets pour exprimer un désaccord avec une situation dont l’administration est directement responsable ». Donaire, quant à lui, est moins catégorique : « Agresser, même symboliquement, des individus est condamnable. Il faut distinguer les individus des processus », estime le chercheur.
Barcelone a la particularité d’être une destination traditionnelle pour les touristes des classes populaires d’Europe du Nord, comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Ainsi, nombre des touristes aspergés d’eau par des militants barcelonais le 15 juin dernier étaient probablement des travailleurs en vacances dans une destination qu’ils peuvent se permettre – en grande partie grâce à des salaires bas permettant des prix abordables.
Barcelone a la particularité d’être une destination traditionnelle pour les touristes des classes populaires d’Europe du Nord, comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Ainsi, nombre des touristes aspergés d’eau par des militants barcelonais le 15 juin dernier étaient probablement des travailleurs en vacances dans une destination qu’ils peuvent se permettre – en grande partie grâce à des salaires bas permettant des prix abordables. Sans parler du prix dérisoire des billets d’avion proposés par les compagnies low-cost, qui bénéficient souvent d’un traitement fiscal favorable et qui, comme toutes les compagnies aériennes, ne prennent pas en charge l’énorme coût écologique de leur activité. Un labyrinthe de paradoxes qui ouvre le débat sur le droit au repos et au voyage.
« Le tourisme n’est pas un droit en soi, le droit concerne le repos et les vacances. Nous critiquons une manière de voyager qui ne prend pas en compte le lieu visité, un secteur touristique qui prospère aux dépens des droits et de la qualité de vie. »
Irma Samayoa, membre de l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique
« Le tourisme n’est pas un droit en soi, le droit concerne le repos et les vacances », affirme Samayoa. « Nous critiquons une manière de voyager qui ne prend pas en compte le lieu visité, un secteur touristique qui prospère aux dépens des droits et de la qualité de vie. » Une nouvelle fois, Donaire n’est pas d’accord : « Tout le monde a le droit d’admirer au moins une fois dans sa vie le Louvre ou le Colisée, c’est une conquête sociale. Comment refuser aux nouvelles classes moyennes et aux classes populaires l’accès à une activité que nous pratiquons habituellement ? Les propositions de réduire le tourisme finissent souvent par un processus d’élitisation, remplaçant les classes populaires par des touristes aisés. 50 % des émissions des avions sont produites par 1 % de la population », rappelle l’expert, soulignant une contradiction : « Au pic touristique à Barcelone, mi-août (environ 200 000 touristes par jour), il y a 600 000 Barcelonais en train de faire du tourisme hors de la ville. »
En même temps, en Catalogne, une personne sur trois ne peut même pas s’offrir une semaine de vacances hors de son domicile par an, selon l’Enquête sur les Conditions de Vie. Alors que les classes aisées et moyennes supérieures voyagent régulièrement, des millions de travailleurs vivant dans des villes étouffées par le tourisme, comme Barcelone, n’ont pas les moyens de partir se reposer ailleurs ni de « profiter de la diversité du monde », comme le dit Donaire. Un reflet des profondes inégalités traversant les sociétés européennes, que Mansilla propose d’atténuer avec des « politiques sociales facilitant le droit aux loisirs et au repos, mais via un tourisme de proximité, pas des voyages internationaux ».
« Les propositions de réduire le tourisme finissent souvent par un processus d’élitisation, remplaçant les classes populaires par des touristes aisés. »
José Antonio Donaire, géographe à l’Université de Gérone
Le tourisme social est né lors de la première moitié du XXe siècle, avec les premiers congés payés dans des pays comme la France ou le Chili, et s’est concrétisé dans de nombreux pays par des villes vacances pour travailleurs, des stations thermales et des hébergements destinés à rendre effectif le droit au repos. La montée du néolibéralisme a marginalisé ces politiques, qui en Espagne ne subsistent que pour les personnes âgées, avec un objectif social estompé.
Planifier le tourisme
Barcelone et d’autres villes du sud de l’Europe ont besoin d’une réduction de leur secteur touristique, mais cela doit être une décroissance planifiée, améliorant les conditions des travailleurs plutôt que les détériorant. Par ailleurs, la lassitude légitime face à la touristification de plusieurs villes ne doit pas masquer l’importance du droit aux vacances, une conquête historique du mouvement ouvrier qui reste inaccessible à des millions de personnes, à Barcelone et ailleurs.
Pour trouver des solutions justes et écologiques au casse-tête du tourisme de masse, ce serait utile de consacrer moins d’énergie à pointer du doigt les touristes et davantage à dénoncer les élites économiques et politiques qui maintiennent le statu quo du secteur touristique.
Pour trouver des solutions justes et écologiques au casse-tête du tourisme de masse, ce serait utile de consacrer moins d’énergie à pointer du doigt les touristes et davantage à dénoncer les élites économiques et politiques qui maintiennent le statu quo du secteur touristique. Une industrie qui, guidée par la recherche du profit privé, étouffe les villes, rend la vie impossible à leurs habitants, aggrave la crise écologique et ne garantit même pas le droit aux vacances qu’elle promet. Les politiques de tourisme social pourraient être un premier pas vers un contrôle public accru du secteur, le redimensionnant pour le mettre au service de l’intérêt commun plutôt que du profit d’une minorité.
Photos : BCO
Pablo Castaño
