Le droit à l’avortement en danger comme jamais ? Entretien avec Léa Clermont-Dion

Léa Clermont-Dion est une autrice, réalisatrice et féministe québécoise. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la sortie en salles, le 30 avril, de son nouveau film La Peur au Ventre, un documentaire que nous vous conseillons, sur le mouvement anti-avortement en Amérique du Nord.
Un entretien réalisé en avril par Rob Grams, photographie par Farton Bink
Pourquoi vous êtes-vous emparée de ce sujet ? Comment est né le projet de ce film ?
Il est né après l’invalidation de l’arrêt Roe vs Wade aux Etats-Unis, avec l’arrêt Dobbs, qui faisait que le droit constitutionnel à l’avortement n’était plus garanti. Pour moi, et pour tout le monde, cela a été un choc physique et mental. Nous pensions que c’était un droit acquis. C’est un recul de 50 ans en arrière !
« Faire ce film m’a fait réaliser qu’on est quand même dans de beaux draps là… »
Léa Clermont-Dion
Des fois on se dit que ce qui se passe aux Etats-Unis ne nous regarde pas, mais je me suis demandé comment ça pouvait nous concerner comme Canadiens, comme Québécois. J’ai eu cette envie de voir ce qui se passait et faire ce film m’a fait réaliser qu’on est quand même dans de beaux draps là…
En France, aujourd’hui, on associe beaucoup le mouvement anti-avortement à des personnes âgées, un peu archaïques, souvent liées au catholicisme intégriste. Dans le film vous montrez des Tiktok de jeunes, très propres sur eux, “normaux”, et farouchement anti-avortement. On en voit aussi dans les rassemblements que vous filmez, comme ceux de Students for Life. Vous en interviewez certains. Est-ce que vous constatez que ce mouvement anti-avortement gagne aussi la jeunesse?
Oui, c’est le constat que j’ai fait en faisant le film. Comme vous, je ne m’attendais pas à voir autant de jeunes mais j’étais entourée de jeunes !
Le mouvement se porte très bien et se renouvelle, justement parce qu’il utilise beaucoup les réseaux sociaux pour promouvoir son idéologie. Il procède à de la désinformation pure et à de la manipulation, use des mensonges et de la calomnie : il dit que l’avortement donne le cancer, que c’est un meurtre, un génocide…
Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup d’argent derrière ça, ce qui facilite la diffusion de cette parole et crée des personnages médiatiques jeunes en ligne. Au Quebec, j’ai vu des nouveaux influenceurs anti-avortements suivis par des dizaines de milliers de personnes, c’est beaucoup.
Quand j’ai co-réalisé Je vous salue salope au départ tout le monde me disait qu’il n’existait ni discours masculiniste, ni manosphère, et des années plus tard Andrew Tate est suivi par des millions de personnes… Il faut se réveiller !
Est-ce que vous identifiez un profil-type du militant anti-avortement ? Est-ce que celui-ci est essentiellement religieux ou est-ce que cela va plus loin ?
Le jeune militant anti-avortement est souvent dans une quête de sens et va vers ces discours simples à comprendre et réconfortants.
« Il y a aussi de plus en plus de militants anti-avortement qui ne sont pas religieux mais adhèrent à la pensée masculiniste. »
Léa Clermont-Dion
L’aspect religieux et croyant rentre effectivement en ligne de compte mais j’ai remarqué qu’il y a aussi de plus en plus de militants anti-avortement qui ne sont pas religieux mais adhèrent à la pensée masculiniste.
Quel est l’influence de la vague réactionnaire, voire de la fascisation des Etats-Unis, sur le Canada ?
Elle est très importante. Elle se fait physiquement : les militants viennent.
On voit aussi que les Etats-Unis veulent vraiment qu’on soit très près d’eux, voire que nous devenions leur 51e Etat. Cette guerre-là, idéologique, se voit sur le terrain : ils envoient des militants et des ressources.
« Rappelons-nous de Steve Bannon qui était conseiller de Donald Trump. Il est allé en Italie et en Hongrie conseiller les gouvernements d’extrême droite pour véhiculer ses idées et ses stratégies de mobilisation. La France n’est pas non plus à l’abri »
Léa Clermont-Dion
J’ai rencontré Abby Johnson, la leader anti-avortement probablement la plus influente aux Etats-Unis, elle me disait avoir un pôle destiné à envahir le Canada.
Mais ce n’est pas que le Canada : ça devient international. Rappelons-nous de Steve Bannon qui était conseiller de Donald Trump. Il est allé en Italie et en Hongrie conseiller les gouvernements d’extrême droite pour véhiculer ses idées et ses stratégies de mobilisation. La France n’est pas non plus à l’abri puisqu’ils se connectent par des réseaux. Vous avez aussi votre lot avec la fachosphère.
Dans l’interview d’Abby Johnson quelque chose m’a frappé, c’est le retournement de la rhétorique féministe contre le féminisme. Elle a tout un discours sur l’empowerment féminin “les femmes sont fortes”, “elles peuvent relever les défis”, “elles peuvent être mères et atteindre leurs objectifs”. Est-ce que ce détournement d’une certaine terminologie du féminisme libéral au profit de la réaction est quelque chose que vous avez constaté plus largement ou s’agit-il d’un cas marginal ?
C’est une très bonne question car cette instrumentalisation du féminisme par ces mouvements est un cas très répandu.
« Il y a aussi la tendance qu’on appelle le “fémonationalisme” : une instrumentalisation du féminisme où l’on dit qu’on est féministe mais on cherche à écraser d’autres groupes sociaux. »
Léa Clermont-Dion
Par exemple les trad wives sont une tendance d’influenceuses sur les réseaux sociaux, qui prônent les idées anti-avortement, le retour des femmes à la maison et la soumission de celles-ci, mais qui disent le faire au nom de leur émancipation.
Il y a aussi la tendance qu’on appelle le “fémonationalisme” : une instrumentalisation du féminisme où l’on dit qu’on est féministe mais on cherche à écraser d’autres groupes sociaux. Le paradoxe est là : au nom du féminisme je veux sauver les femmes mais je mets en péril la vie de milliers de femmes.
En plus d’Abby Johnson, vous interviewez, de manière assez cordiale, d’autres figures de la lutte anti-avortement au Quebec, comme Georges Buscemi, Président de l’organisation Campagne Québec-Vie. En sachant que vous êtes une figure et militante féministe plutot identifiée, comment avez-vous fait pour le convaincre de vous parler ? Et qu’est-ce que vous en tirez ?
Il voulait vraiment me transformer et y voyait une occasion en or. Il était content de ça et pensait que j’allais être comme Abby Johnson qui dit qu’elle faisait autrefois des avortements.
« Docteur Guimond que vous avez pu voir dans le film habite à côté de chez nous. Un assassin d’avorteurs, un tueur en série, a essayé de l’assassiner. »
Léa Clermont-Dion
J’ai même reçu de la part de militants des drôles de lettres, plus ou moins d’amour… C’était spécial, très étrange. Certains sont visiblement très perdus. Mais c’est l’après qui n’était pas agréable. Je n’ai presque pas fait de projections du film car j’avais trop de militants qui venaient après essayer de me convaincre et de me changer. J’ai annulé beaucoup d’événements car ça devenait vraiment lourd.
Docteur Guimond que vous avez pu voir dans le film habite à côté de chez nous. Un assassin d’avorteurs, un tueur en série, a essayé de l’assassiner. Ça fait longtemps, mais ça ne rassure pas…
C’est aussi ce qu’on découvre dans le film; que malgré ses apparences proprettes aujourd’hui, le mouvement anti-avortement peut devenir extrêmement violent et recourir au terrorisme ou à l’assassinat, comme ça a été le cas aux Etats-Unis et au Canada. Est-ce que vous avez l’impression que ce type de méthodes peut revenir ?
Oui bien sûr. Cela fait partie de ces mouvements-là : il y a des radicaux. Ça pourrait revenir car cette violence est bien présente dans la société.
Vous confessez, malgré vous, une forme d’admiration face à l’efficacité du camp anti-avortement, même si vous notez aussi que c’est grâce à des fonds importants. C’est quelque chose qui est aussi constaté par des militantes féministes que vous interviewez. Est-ce que vous trouvez que notre camp manque lui d’efficacité ou d’organisation ? Si oui est-ce que vous voyez des pistes pour améliorer ça ?
Oui c’est un constat. Mais le mouvement pour la justice reproductive et pro-choix manque de ressources financières. Les ressources, mais aussi l’énergie mentale et physique, sont utilisées pour aider les femmes qui veulent se faire avorter et qui n’y ont pas accès. En Europe, il y a aussi ces problèmes d’accès. Donc des fois il manque de ressources pour les plaidoyers de santé publique. Ce n’est pas une priorité des gouvernements de financer ça et cela devient extrêmement compliqué. C’est David contre Goliath en termes de visibilité : les anti-avortements sont financés par l’Eglise alors que l’autre camp est tout simplement laissé à lui même, n’a pas de ressources ou presque, alors ce n’est pas à armes égales.
« Les anti-avortements sont financés par l’Eglise alors que l’autre camp est tout simplement laissé à lui même, n’a pas de ressources ou presque »
Léa Clermont-Dion
Il faudrait plus de ressources mais ce n’est pas la cause qui est priorisée actuellement. Le problème dans notre camp n’est pas le manque de militants.
Votre film montre que le droit et la justice, lorsqu’ils s’inscrivent dans un rapport de force extra-judiciaire, peuvent devenir des espaces de lutte. C’est ce qu’illustre, par exemple, l’acquittement du docteur Morgentaler au Québec. Or, en France, certains dénoncent un féminisme judiciaire perçu comme anti-politique, à l’instar de François Bégaudeau. Vous-même avez traité ce sujet autrement, notamment à travers le mouvement Me Too auquel vous avez participé, et votre livre Porter plainte (2023), qui revient sur votre expérience et que vous avez adapté en série documentaire. Comment percevez-vous ce débat entre critique du recours au droit et l’usage stratégique de la justice dans les luttes féministes ?
Je ne savais pas qu’il y avait ce débat-là. Quelle est la position ? Etre contre recourir aux tribunaux car c’est une instance de domination et de punition ? Est-ce que ces gens sont contre la prison ou critiques du pouvoir ?
Je pense qu’ils sont contre la prison, mais dans ce débat ça se cristallise sur le mouvement féministe
Je comprends tout à fait la perspective de critiquer l’institution et les tribunaux, j’ai fait un documentaire là-dessus aussi. À force de se faire dire “t’as juste à porter plainte” et subir des violences symboliques importantes au sein des tribunaux, je comprends la critique et le scepticisme à l’idée de contribuer à ça.
Je comprends tout à fait la perspective de critiquer l’institution et les tribunaux (…) Par contre on ne peut pas dire à une victime de violences sexuelles que c’est moralement inacceptable qu’elle porte plainte. Je suis toujours pour la liberté de choisir.
Léa Clermont-Dion
Par contre on ne peut pas dire à une victime de violences sexuelles que c’est moralement inacceptable qu’elle porte plainte. Je suis toujours pour la liberté de choisir. Mais on peut être très critique des tribunaux tout en ayant vécu une expérience : j’en suis la preuve même.
Je regarde ce qu’il se passe avec le procès de Depardieu, je trouve ça infâme. Je ne peux pas croire que c’est même permis dans les tribunaux. Au Québec, on ne pourrait pas voir ce type de défense. C’est très choquant comme situation. La France et le Québec sont assez différents là-dessus.
Est-ce que vous suivez aussi l’évolution des débats sur l’avortement en Europe ? Et pour le dire autrement pensez vous que cette vague réactionnaire concernant l’avortement est mondiale ou plus spécifiquement nord-américaine ?
Elle est mondiale. Je suis en contact avec des associations européennes pour les droits reproductifs. Je parle à plusieurs organisations comme Amnesty International. L’accès en Europe est très inégal.
« L’accès en Europe est très inégal. En Pologne le droit à l’avortement est restreint sauf s’il s’agit d’un viol ou d’un inceste (…) À Malte c’est totalement interdit. »
Léa Clermont-Dion
En Pologne le droit à l’avortement est restreint sauf s’il s’agit d’un viol ou d’un inceste, alors que c’est un pays qui avait permis le droit à l’avortement donc c’est un grand recul. À Malte c’est totalement interdit. Giorgia Meloni adopte certaines mesures pour restreindre le droit à l’avortement donc c’est un enjeu qui est complètement international. En Europe vous êtes touchés aussi.
Il faut rappeler qu’en France le droit à l’avortement c’est jusqu’à 14 semaines. Nous il y a des avortements après 14 semaines. 14 semaines c’est très rapide même si je comprends que vous avez un accès à la santé qui est plus rapide et efficace. En Belgique c’est 10 semaines, ça c’est problématique. Les belges sont très inquiètes de leur droit à l’ avortement et notamment de la pression de lobbys religieux. Mais ce n’est pas la cause la plus sexy sur terre en ce moment donc on ne les entend pas, on ne les écoute pas. J’ai été contactée par des Belges qui avaient vu le film et qui étaient inquiètes.
Ce qu’on comprend aussi c’est que le droit à l’avortement n’est pas aujourd’hui complet. Il peut être contraint par des raisons financières et logistiques, et par aussi le fait que les centres se trouvent le plus souvent dans des grands centres urbains.
Tout à fait. Puis juste le fait d’entendre des discours qui préconisent et revalorisent le contrôle du corps et je ne parle pas que de l’avortement. Il faut rester vigilant car ça peut revenir. La prochaine étape dans le projet de la droite réactionnaire c’est l’interdiction de l’avortement : Bolloré, médiacrate milliardaire et anti-avortement, a diffusé le documentaire d’Abby Johnson Unplanned sur C8.
« La prochaine étape dans le projet de la droite réactionnaire c’est l’interdiction de l’avortement : Bolloré, médiacrate milliardaire et anti-avortement, a diffusé le documentaire d’Abby Johnson Unplanned sur C8. »
Léa Clermont-Dion
Dans mon documentaire, on entend Monica Simpson qui est à la tête de SisterSong. Elle est l’héritière de Loretta Ross qui est l’une des militantes qui ont inventé le concept de “justice reproductive”, qui nous vient des femmes noires américaines. Les femmes noires américaines n’étaient pas incluses dans le mouvement pro-choix avec les femmes blanches privilégiées féministes et américaines.
Qu’est-ce que c’est que la justice reproductive ?
C’est trois principes :
1. Le droit d’avoir des enfants si on en veut
2. Le droit de ne pas avoir d’enfants si on n’en veut pas
3. Le droit d’élever nos enfants dans un monde exempts de violences, y compris sexuelles.
« Dans mon documentaire, on entend Monica Simpson qui est à la tête de SisterSong. Elle est l’héritière de Loretta Ross qui est l’une des militantes qui ont inventé le concept de “justice reproductive”, qui nous vient des femmes noires américaines. »
Léa Clermont-Dion
J’étais vraiment contente que Monica soit dans le film car j’ai découvert qu’elle était au cœur de l’avènement de ce concept qui guide maintenant les organisations de planning familial et féministes. J’adore ce concept qui permet de voir les choses autrement, de discuter des violences obstétricales, d’avoir une conception de la santé avec une notion de justice qui est fort intéressante.
On a récemment interrogé Françoise Vergès. Ce que vous dites sur l’invisibilisation des femmes racisées me fait penser à son livre que vous connaissez, Le Ventre des femmes, où elle montre qu’à la Réunion, au même moment où les féministes se battaient dans l’hexagone pour le droit à l’avortement et que l’Etat le criminalisait, il y avait des avortements forcés.
J’aime beaucoup Françoise Vergès, je lui ai parlé récemment.
« Au Canada, les femmes autochtones ont été stérilisées de force. Les femmes noires aux Etats-Unis ont été stérilisées de force également. Quand on parlait du contrôle du corps et de la violence fondée sur le genre c’est aussi ça »
Léa Clermont-Dion
Il y a tout un pan du mouvement féministe qui s’est battu pour l’avortement qui a mis de côté ces questions là qui reviennent beaucoup aujourd’hui. Au Canada, les femmes autochtones ont été stérilisées de force. Les femmes noires aux Etats-Unis ont été stérilisées de force également. Quand on parlait du contrôle du corps et de la violence fondée sur le genre c’est aussi ça : la stérilisation forcée, les violences obstétricales, les violences sexuelles, empêcher quelqu’un de se faire avorter.

