Les auto-entrepreneurs entre quête de liberté et piège précaire

Au début de l’année, le parlement a examiné le projet de budget pour l’année 2025, discuté dans un contexte de fort déficit public. Pour parvenir à résorber ce déficit, le gouvernement a annoncé des coupes budgétaires drastiques, notamment dans le secteur de l’écologie, de l’enseignement supérieur et de la culture, ainsi qu’un certain nombre de taxes exceptionnelles. L’une d’elle consistait à taxer pendant deux ans les grandes entreprises, ce qui était la moindre des choses puisque celles-ci, ainsi que leurs actionnaires, bénéficient de réductions d’impôts et de cotisations en hausse depuis une décennie, tandis que leurs profits s’envolent. Mais c’était une mesure intolérable pour le milliardaire Bernard Arnault, qui a pris la parole contre le gouvernement et a été entendu : la taxe exceptionnelle a été réduite à une seule année, ce qui crée un trou de 4 milliards dans les recettes prévues.
Plutôt que de s’en prendre aux grandes entreprises, le gouvernement, via un amendement (c’est-à-dire une modification du texte pendant son examen) a décidé de taxer davantage l’activité des toutes petites entreprises, c’est-à-dire les auto-entrepreneurs.
Qu’à cela ne tienne : plutôt que de s’en prendre aux grandes entreprises, le gouvernement, via un amendement (c’est-à-dire une modification du texte pendant son examen) a décidé de taxer davantage l’activité des toutes petites entreprises, c’est-à-dire les auto-entrepreneurs. Ces derniers, qui bénéficiaient d’une franchise de TVA jusqu’à un certain seuil (37 500 euros de chiffre d’affaires par an pour les prestataires de services et 85 000 pour les vendeurs de marchandises), doivent, à partir du 1er mars, s’acquitter de la TVA à partir du seuil de 25 000 euros de chiffre d’affaires. Autrement dit, tout entrepreneur qui gagne plus de 25 000 euros de chiffre d’affaires, c’est-à-dire un peu moins de 1600 euros net de revenu après paiement de ses cotisations sociales, va devoir collecter la TVA sur ses services. Deux options s’offriront alors à eux : ou bien augmenter leurs prix de 20% pour répercuter la TVA, ou bien réduire leurs revenus de 20% pour éviter de perdre leurs clients…

Face à l’intense mobilisation des premiers concernés sur les réseaux sociaux et la signature d’une pétition à grand succès, le gouvernement a annoncé suspendre la mesure… Une déclaration mensongère puisque ce sont simplement des “discussions” qui ont été annoncées, pas un retrait de la baisse des seuls qui est désormais décalée au mois de juin. Cette mesure aberrante avait déjà été proposée par le Rassemblement National lors de l’examen du premier budget, avant la censure du gouvernement Michel Barnier. Pourquoi tout le monde veut la fin des autoentrepreneurs ? Et comment ces derniers comptent-ils résister ?
Aux origines de l’auto-entrepreneuriat, une dystopie capitaliste
En 2008, la loi dite de modernisation de l’économie crée le statut d’auto-entrepreneur et le régime fiscal et social de la microentreprise. Il s’agit d’une mesure qui s’inscrit alors pleinement dans le sarkozysme décomplexé de l’époque : “travailler plus pour gagner plus” et, par exemple, se lancer dans une activité indépendante en bénéficiant d’une création d’entreprise simplifiée, de démarches fiscales et sociales faciles et avantageuses pour pouvoir facturer tout type de production individuelle de biens ou de services. Les cotisations sociales sont en moyenne nettement plus faibles que celles d’un salarié, puisque les auto-entrepreneurs ne cotisent pas à l’assurance-chômage. Le dispositif est renforcé en 2014, sous François Hollande.
L’auto-entreprise est très incitative, car elle est simple et financièrement avantageuse, du moins la première année et jusqu’à un certain seuil : celui de la franchise de TVA, c’est-à-dire le fait de ne pas devoir facturer cette taxe à ses clients. En 2018, sous les débuts de Macron, grand défenseur de l’auto-entrepreneuriat, le plafond pour bénéficier de l’avantageux régime fiscal de la micro-entreprise est doublé. En 2019, un dispositif d’exonération d’une partie des cotisations sociales, lors de la première année d’auto-entreprise, est créé. Les débuts en auto-entreprise sont souvent impressionnants puisque les personnes ne payent que 11% de cotisations sur leur chiffre d’affaires.
“Créer son emploi : le boom de la micro-entreprise en Bretagne” titrait le Télégramme le 2 mars. C’est aussi ça le projet de société de l’auto-entreprise : rendre entièrement les individus responsable de leur insertion dans la vie économique, en créant eux-même leur propre place
Des entreprises comme Uber se sont engouffrées dans une brèche juridique majeure créée par le statut d’auto-entrepreneur : rien ne vous oblige à avoir plusieurs clients, et vous pouvez tout à fait facturer toutes vos prestations à la même entreprise… Qui, quant à elle, risque, en cas de contrôle de l’inspection du travail ou d’assignation aux prud’hommes, d’être condamné pour salariat déguisé. Cependant, l’affaiblissement considérable de ces deux instances, en raison des mesures de dégradations du droit du travail prises depuis 2016, rendent ce risque très théorique. La plateforme Uber s’est donc créée avec cette promesse tout à fait alléchante : en mettant en relation un client de véhicule de tourisme avec chauffeur (VTC, statut concurrent des taxis créé et promus à partir des années 2010) et un indépendant VTC, elle facilite la vie de ces derniers et prélève au passage une commission qui n’a cessé de grossir au fur et à mesure des années. Travailleurs de fait de l’entreprise Uber, les auto-entrepreneurs dépendant de l’entreprise étaient sur le papier leurs propres patrons. Uber ne leur devait rien : ni reconnaissance de leurs accidents du travail ou maladie professionnelle, ni droit de grève, ni engagement sur la durée.

Avec le soutien de la classe politique et d’Emmanuel Macron en particulier, à grand renfort de campagne publicitaire ciblant les quartiers populaires, l’entreprise a pu lever une petite armée de chauffeurs précaires à sa disposition… Pour augmenter, quelques années plus tard, le niveau de la commission prélevée sur leurs prestations.
La gauche, hors PS qui l’a renforcé, a attaqué le statut d’auto-entreprise pour dénoncer ce nouveau salariat déguisé – sans les garanties et contreparties permises par le salariat (congés payés, arrêts maladies correctement indemnisés, reconnaissance des accidents du travail…). En créant une dépendance à l’égard de leurs plateformes, les entreprises de VTC ou de livraisons à domicile à vélo ont réussi à obtenir une main d’œuvre à bas coût envers laquelle elles n’ont aucune responsabilité.
Si l’ensemble des gouvernements ont défendu et approfondi ce dispositif, c’est qu’il permet de petits arrangements comptables avec chiffres du chômage : “Créer son emploi : le boom de la micro-entreprise en Bretagne” titrait le Télégramme le 2 mars. C’est aussi ça le projet de société de l’auto-entreprise : rendre entièrement les individus responsable de leur insertion dans la vie économique, en créant eux-même leur propre place… Une dystopie promue par l’assurance-chômage, via Pôle Emploi puis France Travail, incite fortement les chômeurs à créer leur auto-entreprise. S’ils le font, ils peuvent obtenir d’un coup toute une partie de leurs allocations chômages restantes, sous forme de capital, pour monter leur affaire. Et ainsi sortir des statistiques du chômage, sans la moindre garantie sur leur niveau de vie réel.
Les auto-entrepreneurs : salariés déguisés et aliénés ou patrons en puissance ?
Selon l’URSSAF (l’organisme qui collecte les cotisations sociales), 3 millions de personnes ont, en France, un statut d’auto-entrepreneurs, mais seuls la moitié sont “économiquement actifs” : ils déclarent un chiffre d’affaires positif. Les créations d’auto-entreprise sont en hausse chaque année, même si on observe un ralentissement au cours de l’année 2024. Ce n’est pas un statut très pérenne : l’INSEE montrait en 2023 que, trois ans après la création de leur auto-entreprise, près de la moitié des personnes l’avaient arrêté.
Ces dernières années, les secteurs les plus dynamiques dans la création d’auto-entreprise, nous dit l’URSSAF dans son rapport annuel sont le transport de fret, les VTC, l’entreposage, le nettoyage, mais aussi les arts, le sport et les services administratifs.
Mais qui sont-ils, que veulent-ils ? Pour décrire les auto-entrepreneurs, on est souvent pris entre deux clichés. Le cliché de gauche, selon lequel l’auto-entrepreneur est une victime, charmée par les promesses de ce statut puis pris au piège de plateformes prédatrices. Et le cliché de droite, selon lequel il est l’avant-garde d’une société convertie au capitalisme triomphant, une personne qui rêve d’entreprendre, de “monter sa propre boîte” pour se bouger les fesses et ainsi devenir riche. En réalité, ce sont deux idées reçues qui ne correspondent pas à la réalité.
On peut commencer par dire que le terme d’”auto-entreprise” est assez trompeur. Pour l’INSEE, l’entreprise est une « unité économique, juridiquement autonome dont la fonction principale est de produire des biens ou des services pour le marché ». Sauf que dans l’imaginaire collectif, l’entreprise est une structure composée de plusieurs personnes, dirigée par un patron. Les auto-entrepreneurs seraient “leurs propres patrons” alors qu’ils ne dirigent personne à part eux-même. C’est pourquoi il nous semble plus juste de parler d’indépendant : quelqu’un qui produit des biens et des services mais qui ne le fait pas dans un cadre salarial : il n’appartient, en théorie, à aucune entreprise. Mais seulement en théorie, puisque dans les faits, nombreux sont les auto-entrepreneurs qui n’ont qu’un seul client et donc dépendent économiquement d’une entreprise. Beaucoup ont fait à juste titre la comparaison entre ce type de relation de dépendance économique non-salariée et le statut de travailleur à la tâche – dits “tâcherons” – au XIXe siècle.
Pour décrire les auto-entrepreneurs, on est souvent pris entre deux clichés. Le cliché de gauche, selon lequel l’auto-entrepreneur est une victime, charmée par les promesses de ce statut puis pris au piège de plateformes prédatrices. Et le cliché de droite, selon lequel il est l’avant-garde d’une société convertie au capitalisme triomphant, une personne qui rêve d’entreprendre, de “monter sa propre boîte” pour se bouger les fesses et ainsi devenir riche.
Le parcours de Thibaut*, guide-conférencier, atteste de cette ambivalence des choix et des positions des auto-entrepreneurs sur le marché du travail :
“J’ai été pendant 5 ans dans une SCOP (coopérative) qui a dû fermer suite au covid. Il a fallu que je trouve très vite un nouveau statut. Il se trouve que pour les guides-conférenciers, les agences exigent souvent le statut d’auto-entrepreneur, et j’ai choisi ce statut parce qu’il permettait justement de me lancer très rapidement, d’être autonome dans ma comptabilité, de ne pas être assujetti à la tva et éventuellement de travailler pour des agences (ce que je n’ai pas fait finalement)”
Propulsé dans l’indépendance en raison d’un licenciement, il a d’abord pensé devoir choisir ce statut pour être un salarié déguisé, pour finalement travailler de façon effectivement plus autonome. Sylvie* souligne l’attrait de l’autonomie horaire, qui permet d’éviter l’ennui et les contraintes du travail salarié :
“Je suis « content manager » dans une entreprise de l’industrie musicale, en réalité ça ne correspond pas vraiment à mon statut d’auto-entrepreneur de rédacteur-web. J’ai fait le choix de ce statut en 2016, car je débutais mon activité en tant qu’indépendant, après avoir fait un « bore-out » dans la boite qui m’employait. J’avais choisi aussi ce statut car ça me permettait plus de flexibilité à l’époque, et de pouvoir facturer mon activité sans avoir les contraintes liées au statut d’entrepreneur individuel”
Sylvie souligne que cette autonomie horaire s’accompagne hélas d’un très important volume de travail, surtout les premières années. D’autres personnes que j’ai interrogé me parlent de l’ampleur du travail administratif, qui revient à la charge des indépendants : déclarations mensuelles ou trimestrielles à l’URSSAF, facturation (plus ou moins laborieuse selon les secteurs), paiement de la TVA pour celles et ceux qui y sont assujettis, questionnements fiscaux divers et variés, comptabilité… La charge mentale administrative, confiée à l’entreprise quand on est salarié, est assumée dans la solitude. Sur internet, de nombreuses entreprises proposent d’ailleurs des services payants pour aider les auto-entrepreneurs à faire face à cette charge administrative… en leur retirant un peu de leurs revenus au passage.

Difficile de parler “d’entrepreneuriat”, à l’image du cliché de droite qui voudrait que le statut permettent à tout le monde d’imiter Bernard Arnault (ce qui est impossible, puisque ce cher homme est un héritier qui a fait sa fortune sur le dos du contribuable). On pourrait en revanche parler de “débrouille” : l’auto-entrepreneuriat permet de proposer des services à des entreprises sans pour autant être pris dans leurs filets hiérarchiques, mais beaucoup de gens sont en permanence sur le fil. Par exemple, Jean, qui a été licencié, a trouvé une voie astucieuse pour vivre en dehors des entreprises :
“J’ai découvert à l’époque qu’il y avait une demande de la part des cabinets d’infirmier libéraux, pour ce qui concernait leur facturation. En effet, avec le tiers payant généralisé, ces cabinets sont tenus d’envoyer différents documents (ordonnances, cotations) à l’assurance-maladie et aux complémentaires. Pour des gros cabinets c’est supportable, beaucoup moins pour les plus petits. J’ai donc proposé mes services pour remplir cette tâche à leur place, moyennant un % de la facturation effectuée. Aucun autre statut que celui d’auto-entrepreneur ne me permettait de le faire facilement. Je travaille pour quatre gros cabinets aujourd’hui et j’ai réussi à avoir après 3 ans, un revenu correct.”
Mais cette débrouille dépend d’un contexte politique et social donné. Il suffit d’un changement dans le fonctionnement de ses clients, de leur situation économique ou encore d’un changement fiscal comme la baisse du plafond de franchise de TVA pour que tout son équilibre soit menacé.
À rebours du cliché de l’auto-entrepreneur soumis à Uber ou Deliveroo, des chiffres récents montrent que la dépendance vis-à-vis des plateformes numériques est très minoritaire : seuls 6% des auto-entrepreneurs travaillaient, en 2021, avec des plateformes, une proportion moindre qu’en 2018. Une grande partie d’entre eux, nous dit l’INSEE, se sont servis des plateformes pour lancer leur activité puis s’en sont émancipés. Il y a donc plus de failles qu’on peut l’imaginer.
Le cliché de gauche sur l’auto-entrepreneuriat néglige la volonté d’autonomie des personnes qui choisissent ce statut. Dans une enquête de l’INSEE de 2014, on apprend que le désir d’indépendance est prépondérant dans le parcours des auto-entrepreneurs, avant le “goût d’entreprendre”. À rebours du cliché de l’auto-entrepreneur soumis à Uber ou Deliveroo, des chiffres récents montrent que la dépendance vis-à-vis des plateformes numériques est très minoritaire : seuls 6% des auto-entrepreneurs travaillaient, en 2021, avec des plateformes, une proportion moindre qu’en 2018. Une grande partie d’entre eux, nous dit l’INSEE, se sont servis des plateformes pour lancer leur activité puis s’en sont émancipés. Il y a donc plus de failles qu’on peut l’imaginer.
Pour Grégoire Simpson, dans un article où il interroge la figure de l’auto-entrepreneur “de gauche” (en se basant sur son cas et… le mien), cet appétit d’autonomie serait principalement l’apanage des diplômés de la classe moyenne qui exercerait par ce biais la “critique artiste” du capitalisme. Cette catégorie de critique, théorisée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans un livre très riche intitulé Le Nouvel esprit du capitalisme, porte sur les enjeux de liberté et d’autonomie, avant ceux de l’exploitation et des inégalités économiques. il me semble que Simpson oublie que la “critique artiste”, le désir d’émancipation au travail, s’exprime aussi parmi les classes laborieuses : devenir “son propre patron”, “monter sa petite affaire”, ne plus dépendre de chefs et d’horaires fixes, sont des désirs très répandus. Dans certains secteurs, comme la coiffure, le commerce ou l’agriculture, devenir indépendant est parfois la seule solution pour gagner plus et pouvoir exprimer sa créativité avec plus de latitude.
Le prix de l’indépendance reste cependant très lourd. Outre des revenus faibles, il faut rajouter la perte de protections sociales et de droits essentiels. On peut citer :
- La perte du droit au chômage, auquel les auto-entrepreneurs ne cotisent plus
- Les accidents du travail et maladies professionnelles ne sont plus reconnus comme tel et les entreprises donneuses d’ordre n’en sont pas tenues responsables, contrairement à une entreprise qui salarie.
- Contrairement aux idées reçues, les auto-entrepreneurs et les indépendants en général cotisent à l’assurance-maladie et ont donc droit à des indemnités journalières en cas d’arrêt de travail délivré par un médecin. Mais ce droit n’est valable qu’après un an de cotisations et il est calculé sur une partie seulement du chiffre d’affaires, ce qui rend les indemnités relativement faibles.
- Les auto-entrepreneurs doivent financer l’intégralité de leur complémentaire santé, alors que les salariés bénéficient d’une prise en charge à 50% (souvent davantage selon les entreprises et conventions collectives). Nombreux sont ceux qui, par conséquent, font sans et renoncent à des soins.
- Dans un marché du logement tendu, touché en ce moment par une pénurie de location et où les propriétaires multiplient les demandes d’informations et de garantie, le statut d’auto-entrepreneur est un véritable boulet. Quel que soit son niveau de revenu effectif, il est perçu comme instable et entraîne un rejet quasi systématique.
- Le même rejet est pratiqué par les banques en cas de demande de prêt.
En revanche, le cliché de droite est tout à fait faux : l’auto-entrepreneuriat n’est pas une voix de lancement vers le patronat. Le concepteur du statut, l’ex-secrétaire d’Etat Hervé Novelli prophétisait, en 2009, « Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? » (…) « Cela abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’exploiteurs et d’exploités. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. »
Le cliché de gauche sur l’auto-entrepreneuriat néglige la volonté d’autonomie des personnes qui choisissent ce statut. Dans une enquête de l’INSEE de 2014, on apprend que le désir d’indépendance est prépondérant dans le parcours des auto-entrepreneurs, avant le “goût d’entreprendre”. Le cliché de droite est tout à fait faux : l’auto-entrepreneuriat n’est pas une voix de lancement vers le patronat ni vers la richesse personnelle.
Rien n’est plus faux : d’abord parce que les auto-entrepreneurs génèrent des revenus toujours trop faibles. Dans son livre sur l’auto-entreprise, la sociologue Sarah Abdelnour nous apprend qu’au bout de trois ans d’activité, ce sont 90 % des auto-entrepreneurs qui génèrent un revenu inférieur au SMIC… Autant dire qu’ils ont donc droit, et c’est bien légitime, à de nombreuses aides, dont la prime d’activité, dont le rôle est de permettre aux indépendants et aux salariés de pouvoir survivre de leur travail quand il rapporte trop peu… Bien loin de ce que décrit Novelli. Les indépendants ne deviennent donc pas milliardaire, le gain financier ne fait d’ailleurs pas partie des raisons qui les pousse à choisir ce statut, toujours selon l’INSEE.
Pourquoi le gouvernement et le patronat s’attaquent aux auto-entrepreneurs
Quant à “l’abolition de la lutte des classes” que Novelli appelait de ses voeux, on en est très loin. Avec le projet de baisse du seuil de franchise de TVA, les millions d’indépendants français la goûtent très brutalement. Car c’est bien parce que le gouvernement s’interdit de faire suffisamment contribuer le grand patronat – qui dirige de fait le pays, Bernard Arnault étant l’homme qui s’assurait, en juillet 2024, que Macron contourne le résultat des élections – qu’il a décidé de faire payer les indépendants pour tenter d’équilibrer le budget 2025.
Pourquoi la bourgeoisie veut-elle sacrifier un statut qui correspondait à son utopie sociale dans les années 2010 ?
Car le patronat siffle la fin de la récré. Après deux décennies de “flexibilisation” du marché du travail, ce processus qui consistait à réduire les protections accordées aux salariés, à les licencier plus facilement, en échange d’une souplesse pour que ces derniers puissent plus facilement “choisir leur avenir professionnel” (nom de la loi de 2018 qui a permis la réduction continuel des droits au chômage), le patronat souffre d’un usage trop grand, de la part des salarié, de cette flexibilité. Lui voulait simplement être plus libre de virer des gens, de transformer des salariés en prestataire, de cotiser moins en leur donnant moins de droits sociaux… Mais ça ne s’est pas passé exactement comme prévu.
Pourquoi la bourgeoisie veut-elle sacrifier un statut qui correspondait à son utopie sociale dans les années 2010 ? le patronat souffre d’un usage trop grand, de la part des salarié, de la flexibilité. Lui voulait simplement être plus libre de virer des gens, de transformer des salariés en prestataire, de cotiser moins en leur donnant moins de droits sociaux… Mais ça ne s’est pas passé exactement comme prévu.
En effet, la main-d’œuvre est nettement plus instable ces dernières années qu’elle ne l’était auparavant. On assiste depuis 2021 à une augmentation importante des démissions. Ce phénomène, nommé un temps “grande démission” puis complètement oublié par les médias, continue de marquer l’économie française. Les démissions ont augmenté de 20,4 % entre le dernier trimestre 2019 et le premier trimestre 2022. Depuis, la hausse est moins forte, mais le niveau des démissions reste, chaque trimestre, très élevé: 500000 ruptures de contrat étaient dues à des démissions au 3e trimestre 2023, contre 300000 au premier trimestre 2017. Et ce, alors que la protection contre le chômage a été grandement dégradée durant les deux mandats d’Emmanuel Macron. Et que sa promesse de campagne de permettre aux démissionnaires de bénéficier du chômage (élément phare de son programme de 2017) a été abandonnée.
Ça n’a échappé à personne tant le matraquage médiatique est intense depuis que le phénomène s’est confirmé : des secteurs peinent à recruter, ou perdent du personnel. C’est le cas de la restauration, dont le patronat se plaint, dans Le Figaro, de ne plus oser parler mal à ses salariées de peur qu’ils fassent leur valise. Mais c’est aussi le cas de l’hôpital public ou de l’Éducation nationale.
Face à un management qui se tend à tout niveau et des exigences de rentabilité toujours plus importantes (il faut bien nourrir les actionnaires qui se gavent et compenser les pertes de recettes fiscales à leurs bénéfices), chacun cherche à échapper au salariat. Soit en changeant plus souvent d’entreprise, soit en tentant de grossir les rangs des indépendants. La deuxième solution, nous l’avons vu, est très risquée financièrement, mais des masses toujours plus importantes de gens tentent l’aventure.
Face à un management qui se tend à tout niveau et des exigences de rentabilité toujours plus importantes, chacun cherche à échapper au salariat. Soit en changeant plus souvent d’entreprise, soit en tentant de grossir les rangs des indépendants.
Depuis deux ans, les gouvernements de Macron préparent donc une rigidification du marché du travail, après avoir soutenu une flexibilisation que le patronat ne voulait en fait que dans un seul sens. Cela passe par une remise en cause de la rupture conventionnelle, un dispositif permettant une séparation “à l’amiable”, également lancé sous Sarkozy en même temps que l’auto-entreprise, qui a l’avantage de pouvoir permettre aux salariés désireux de quitter leur entreprise sans perdre leurs droits au chômage comme dans le cas d’une démission. Ces derniers mois, le gouvernement envisageait l’établissement d’une durée de carence entre une rupture conventionnelle et l’obtention d’allocations chômage, pour décourager les départs. Il a aussi fait perdre leurs indemnités chômage aux personnes qui abandonnent leur poste. Bientôt, il faudra se demander pourquoi on cotise au chômage puisque cette assurance collective est devenue une aumône sélective dont le gouvernement durcit chaque mois les conditions…
Le durcissement de la fiscalité des auto-entrepreneurs tient à des raisons budgétaires (ne pas faire payer les gros) mais aussi de cette remise au pas de la main d’œuvre française et des classes laborieuses. Il faut remonter à l’origine de cette mesure : initialement, l’abaissement du seuil de franchise de la TVA a été amenée à l’Assemblée nationale par le Rassemblement National, dans le budget déposé par le gouvernement de Michel Barnier, avant sa censure. Le RN a eu beau jeu ensuite de s’insurger contre l’amendement du gouvernement Bayrou : il avait défendu une mesure identique quelques mois auparavant ! L’amendement du RN prévoit de réduire encore plus bas le plafond de franchise de TVA, et se justifie par la nécessité de juguler les auto-entreprise étrangères… en pénalisant tout le monde. Le plus gonflé, c’est que l’exposé des motifs de l’amendement, c’est-à-dire le texte qui le justifie, assume pleinement le fait qu’il est demandé par la Fédération du Bâtiment, c’est-à-dire le lobby patronal du BTP. Voici un parti qui répond au désir des patrons !
Depuis deux ans, les gouvernements de Macron préparent donc une rigidification du marché du travail, après avoir soutenu une flexibilisation que le patronat ne voulait en fait que dans un seul sens.
En effet, cette organisation est vent debout contre les auto-entrepreneurs, qu’elle rend responsable de “l’augmentation de la concurrence déloyale, du développement du travail illégal et du ralentissement de l’apprentissage”.
La mention de l’apprentissage est intéressante et révélatrice : car c’est le domaine ou la rigidification du marché du travail en faveur du patronat est la plus forte. En effet, depuis la loi macroniste de 2018 dérégulant l’apprentissage, le patronat peut ouvrir ses propres centres de formation des apprentis (CFA) et se substituer au public pour former de A à Z ses futurs salariés. Et ils les forment donc à rester dans leur entreprise ou secteur et ne plus pouvoir en bouger : c’est ce qu’assumait avec un flegme déconcertant le patron de la chaîne de restauration Bistro Régent en janvier dernier, sur la chaîne CNews : “On ne forme pas de cuisiniers, on les formate à notre système, ce qui fait qu’on n’a pas de problème car on ne peut pas nous piquer nos cuisiniers, ils ne savent pas faire une mousse au chocolat, un oeuf mayonnaise ou un plat du jour donc ils restent chez nous et on est tranquille, là où d’autres s’embêtent avec leur personnel”. Ce que la journaliste résume avec le sourire “c’est assez formidable de leur apprendre juste de quoi rester chez vous et être efficace !”. Pour les apprentis de l’ère Macron, la formation ne consiste plus qu’à rester coincer à vie dans le même secteur… à rebours de tout le bullshit macroniste de la “flexibilité”.
La révolte des indépendants
L’amendement déposé par le gouvernement serait passé en toute discrétion si les députés de la France Insoumise n’avaient pas alerté sur son existence et ses conséquences. Elles sont en effet nombreuses et relativement dramatiques : une perte de 20% de ses revenus pour de potentiels centaines de milliers de personnes. Concrètement, lorsque le sujet a été annoncé dans les médias, je connais une bonne dizaine d’amis ou connaissances qui en ont fait des insomnies, ont connu du stress aiguë et ont interrogé leur possibilité de passer l’année sans faire faillite.
Le RN a eu beau jeu ensuite de s’insurger contre l’amendement du gouvernement Bayrou : il avait défendu une mesure identique quelques mois auparavant ! L’exposé des motifs de son amendement, c’est-à-dire le texte qui le justifie, assume pleinement le fait qu’il est demandé par la Fédération du Bâtiment, c’est-à-dire le lobby patronal du BTP.
Hugo*, artisan en Creuse, qui ne peut répercuter la hausse de la TVA sur ses prix, a fait ses calculs : “En ce moment je gagne 1000€/mois net. Mon chiffre d’affaires est légèrement au-dessus de 25k (je frôle les 26k). Si je dois payer la TVA, je ne gagnerai plus que 770€/mois”.
Pour les personnes qui ont un client unique, la situation est également compliquée. Sylvie* est inquiète : “Je me retrouve dans une situation un peu inconfortable, car le client a toujours le même budget pour mes missions. Mais je vais potentiellement devoir monter mes prix. Je ne sais pas très bien comment déclarer la TVA, ni ce que je dois le faire, c’est le flou complet… Et je pense que ça va devoir rajouter de la paperasse, alors que les auto-entrepreneurs en ont déjà plus que l’on pense.”
C’est aussi la situation de mon ami Antoine*, dont l’auto-entreprise lui a permis de se remettre du management harcelant qu’il avait subi pendant des années dans une grande association et qui vit sa meilleure vie, entre les moments où il travaille pour deux gros clients et les temps morts où il peut bricoler chez lui. Toute son angoisse venait de sa possibilité ou non de facturer le surcroît de TVA à ses clients. Il le peut en réalité, puisque ce sont des entreprises qui ont moyen de récupérer la TVA qu’elles payent.
Mais l’assujettissement à la TVA, quand elle ne se traduit pas par une baisse immédiate de revenu, reste l’ajout d’une nouvelle tâche administrative contraignante et stressante.
Depuis le vote de l’amendement, et la non-censure du gouvernement sur le texte budgétaire en raison du ralliement du PS à Macron, une pétition a été lancée et va atteindre le seuil de 100 000 signataires à partir desquels la présidence du Sénat peut adresser le sujet à l’ordre du jour (selon des modalités qui n’engagent pas à grand chose). Une intense mobilisation a eu lieu sur les réseaux sociaux, pour interpeller politiques et médias.
Ces derniers ont donné une certaine couverture à la mesure mais ont largement participé à une intox gouvernementale. Face à cette “levée de bouclier”, comme on dit sur BFM TV, voire à cette « grogne », comme dit Capital, le gouvernement putschiste a annoncé la “suspension” de la mesure, sans préciser ses modalités. François Bayrou, le premier ministre, a déclaré n’avoir “pas vu” cet amendement faisant partie d’un budget pour lequel il a engagé sa responsabilité via l’article 49.3 de la Constitution, mais on parle de l’homme qui n’avait aussi “pas vu” les violences physiques et sexuelles systémiques dans l’établissement où étaient scolarisées ses enfants et où enseignait sa femme, et pour lequel il avait reçu plusieurs signalements très clairs… Cette annonce de suspension a été bien souvent relayée comme telle, sans analyse critique. Or, il n’en est rien : le gouvernement a annoncé une “concertation”. Le ministre de l’économie, début février, a prononcé cette phrase-là : « Nous avons entendu les demandes des autoentrepreneurs. Véronique Louwagie [ministre déléguée chargée du commerce] va lancer une concertation afin d’ajuster cette mesure si c’est nécessaire. Et, pendant cette concertation, cette mesure sera suspendue ». Or, on parle d’une concertation de plusieurs semaines, pas plusieurs mois ou plusieurs années.

La vérité, c’est que le gouvernement s’attendait à pouvoir faire passer cette mesure comme une lettre à la Poste, en toute discrétion et sans compter sur la moindre capacité de résistance d’un groupe de travailleurs éclatés et désunis, uniquement représenté par la Fédération nationale des auto-entrepreneurs (FNAE). Leur vision idéologique des indépendants était sans doute celle provenant du cliché de droite – des individualistes cherchant à monter leur grande entreprise – ou même du cliché de gauche : une masse de travailleurs fragiles et isolés, soumis à des plateformes.
La vérité, c’est que le gouvernement s’attendait à pouvoir faire passer cette mesure comme une lettre à la Poste, en toute discrétion et sans compter sur la moindre capacité de résistance d’un groupe de travailleurs éclatés et désunis. Leur vision idéologique des indépendants était sans doute celle provenant du cliché de droite – des individualistes cherchant à monter leur grande entreprise – ou même du cliché de gauche : une masse de travailleurs fragiles et isolés, soumis à des plateformes.
Or, ils ont fait l’impasse sur le fait que les auto-entrepreneurs, en particulier dans la vente, l’artisanat, les arts ou un certain nombre de services, disposent de leurs propres canaux de communication. Contrairement à des salariés, ils choisissent les messages que leur auto-entreprise diffuse, et, ces dernières semaines, nombreux sont ceux qui ont choisi de remplacer leur communication commerciale ordinaire par des appels à la mobilisation. Ce sont aussi des gens qui sont maîtres de leur temps et peuvent décider, si le jeu en vaut la chandelle, d’en consacrer une partie à la mobilisation de leur pair. C’est ainsi que le réseau social instagram est devenu foisonnant de publications expliquant les enjeux de cette réforme, “débunkant” les arguments du gouvernement, montrant la duplicité du RN qui a joué les soutiens avant de se rétracter lorsque son propre amendement a été exposé…
Les réseaux sociaux ne font pas tout, la connaissance des enjeux non plus : pour préserver ses droits et améliorer sa vie, il faut pouvoir imposer un rapport de force avec les dominants. Particulièrement exposés à la précarité, les auto-entrepreneurs semblent a priori en mauvaise posture. Il y a cependant déjà eu des précédents d’organisation collective chez les indépendants :
- Depuis 2020, plusieurs grèves ont été lancées parmi les travailleurs de différentes plateformes, dont Frichti, Uber Eats et Uber. Ces luttes, animées par des syndicalistes et suivies par des centaines d’auto-entrepreneurs, comportent aussi un volet juridique pour obtenir des requalifications en salariat dans les cas les plus abusifs. Si la grève des indépendants ne fait pas l’objet d’un droit particulier, c’est parce qu’elle est plus facile à mettre en oeuvre, sur le plan juridique, que celle des salariés ou des fonctionnaires : il “suffit” de s’arrêter de travailler, aucun préavis n’est nécessaire. Mais pour qu’elle fonctionne et qu’elle ne conduise pas à l’éviction du prestataire, il faut qu’elle soit massive, à l’échelle d’une entreprise ou d’un secteur.
- Des initiatives ont été lancées pour affranchir les travailleurs ubérisés des plateformes et pour améliorer collectivement leurs conditions de travail : la plateforme Coopcycle cherche à permettre à tous les livreurs à vélo de pouvoir continuer leur activité d’indépendant sans se faire voler le fruit de leur travail par des entreprises privées et en disposant de protections individuelles et collectives. A Bordeaux comme à Paris, des maisons des livreurs ont été ouvertes pour permettre à ces travailleurs d’extérieur d’avoir un lieu pour échanger et se reposer. Au-delà des indépendants ubérisés, la question d’un lieu d’échange pour les auto-entrepreneurs, dans toutes les villes et villages, semble un élément de réponse à la solitude traversée par beaucoup.
Pour que le statut d’auto-entrepreneur ne devienne pas un piège tendu par le patronat et par le gouvernement mais qu’il serve à combattre les hiérarchies injustes et l’aliénation au travail, aucune action solitaire ne fonctionnera. C’est à plusieurs que l’on pourra se sortir par le haut d’un gouffre social dont l’assujettissement à la TVA n’est peut-être que le signe avant-coureur.
- D’autres modèles existent pour concilier les avantages du salariat et l’indépendance de l’auto-entrepreneuriat : les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE) permettent de mutualiser des ressources (compatibilité, administratif) et d’être salarié d’une coopérative tout en poursuivant son parcours d’indépendant. Concrètement, la coopérative s’occupe du calcul et du versement des salaires et gère les obligations fiscales, sociales et comptables pour chaque salarié, qui lui verse donc une partie de son chiffre d’affaires pour obtenir ces services et ces garanties.
Si les centaines de milliers d’auto-entrepreneurs se structurent – via des collectifs ou des syndicats ) et prennent conscience de leurs intérêts et idéaux communs (l’indépendance, l’autonomie, l’hostilité envers les hiérarchies et les cadres contraignants…), on peut imaginer bien des projets. Une chose est sûre : pour que le statut d’auto-entrepreneur ne devienne pas un piège tendu par le patronat et par le gouvernement mais qu’il serve à combattre les hiérarchies injustes et l’aliénation au travail, aucune action solitaire ne fonctionnera. C’est à plusieurs que l’on pourra se sortir par le haut d’un gouffre social dont l’assujettissement à la TVA n’est peut-être que le signe avant-coureur.
* Les prénoms ont été modifiés
Image d’en tête : « les constructeurs sur fond bleu », Fernand Léger, 1950, musée national Fernand Léger (détail)
