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Assistanat : 150 milliards d’aides aux entreprises, zéro contrôle

La bourgeoisie médiatique et le patronat nous font la morale : l’Etat dépense trop pour nous, il va falloir se serrer la ceinture. Où couper ? Les arrêts maladies ? Les malades chroniques ? Le RSA ? L’école ? Tout y passe, mais jamais personne n’évoque le premier poste de dépense de l’Etat, ces 150 milliards dont on ne parle jamais : les aides aux entreprises. De quoi s’agit-il ? A quoi cela sert-il ? Enquête sur l’assistanat le plus coûteux de France.

Sur BFM TV, le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, s’énervait, le mercredi 2 juillet : « Il faut s’attaquer à la dépense publique ». La séquence médiatique actuelle tourne autour de ce slogan : il faudrait réduire les dépenses publiques car il n’y a plus d’argent dans les caisses. Face à cette situation, l’institut patronal IFRAP, présenté par les grands médias comme un “think tank”, propose de supprimer l’allocation de rentrée scolaire, réduire les subventions aux associations, supprimer le pass culture et le pass colo. Bref, couper les vivres aux pauvres. Alexandre Bompard connaît pourtant un endroit où l’argent public coule à flot : auditionné par la commission d’enquête sénatoriale sur les aides aux entreprises, le 31 mars dernier, il a été interrogé sur les 330 millions d’euros d’argent public qu’il touche chaque année.

Au total, entre 2013 et 2018, Carrefour a bénéficié de 744 millions d’euros de CICE et de 1,289 milliard d’euros d’exonérations de cotisations, soit un total de 2,033 milliards d’euros d’aides publiques.

Le capitalisme n’est pas ce qu’on nous raconte. On nous dit que dans notre pays, il y aurait d’un côté les « entrepreneurs » du secteur privé qui ne comptent pas leurs heures pour « créer des richesses » et des emplois, ne devant leurs revenus qu’à la force de leur travail, et de l’autre les fonctionnaires, fardeau budgétaire terrible pour la société, qui ne produisent rien d’autre que du service public déficitaire et peu performant. D’un côté un apport, de l’autre un coût. Or, rien n’est plus faux : désormais, le secteur privé coûte au contribuable bien plus cher que nombre de services publics. Car chaque année, l’Etat dépense 150 milliards d’euros (selon la direction générale des entreprises) en subventions, crédits d’impôts et exonérations de cotisations au profit des entreprises privées de toutes tailles et de tous secteurs. Mais cela profite davantage aux grosses entreprises car une grande partie de ces dispositifs sont calculés sur le nombre d’emploi.

La totalité de ces aides représente deux fois le budget de l’Education nationale et un quart du budget de l’État.

150 milliards par an. De quoi parle-t-on au juste ? De dispositifs qui réduisent les cotisations patronales payées par les entreprises, pour commencer. C’est le cas de la réduction Fillon, mise en place sous Nicolas Sarkozy, qui exonère de cotisations patronales les salaires payés entre 1 et 1,6 SMIC. Vient ensuite la baisse pérenne de cotisations sociales, mise en place en 2019 en remplacement du CICE ( CICE, un dispositif mis en place sous Hollande et reconduit sous Macron en 2019 sous la forme d’une exonération de cotisations patronales pour le même montant, 20 milliards par an) qui exonère de cotisations jusqu’à 2,6 SMIC. Or, ces exonérations, qui représentent une perte sèche pour la Sécurité sociale, sont compensées par l’Etat, qui paye à la place des entreprises exonérées. Ensuite, il y a des crédits d’impôts comme le Crédit d’impôt recherche (CIR), mis en place dans les années 1980 puis sans cesse étendu et simplifié, qui donne des crédits d’impôt aux entreprises qui déclarent des dépenses de recherche et développement (quelles qu’elles soient) et le Pacte de Responsabilité, un ensemble de crédit d’impôts voté sous la présidence de François Hollande. Chaque gouvernement, depuis le début des années 2000, a ajouté des dizaines de milliards d’euros transférés des ménages (les contribuables) vers les entreprises.

Tous les ministres de l’Économie répètent la formule magique suivante : en aidant nos entreprises, en subventionnant leurs coûts salariaux, on leur permet de restaurer leur compétitivité et de créer de l’emploi, et c’est ça que l’on veut non ? 

Des milliards pour rien ?

Sauf que ça ne marche pas. Toutes les études, y compris ministérielles, sur les effets de ces 150 à 200 milliards d’euros annuel dépensés pour les entreprises privées, montrent que les effets sont faibles voire inexistants. Le dernier rapport en date, celui de l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES), le principal institut de recherche syndicales en France, n’y va pas par quatre chemins : “L’efficacité des allègements du coût du travail se trouve sans doute ailleurs : dans le soutien apporté aux marges des entreprises”, nous dit-il… et ces marges, les entreprises en font bien ce qu’elles veulent. Et ça n’a pas servi à créer de l’emploi, ni à relocaliser notre industrie, mais bien à augmenter les dividendes des actionnaires.

Ces 25% du budget de l’État dépensés chaque année, nous n’en voyons pas la couleur. Ils sont absorbés ailleurs. Et on appelle cela « l’économie de marché », « la loi du marché », « le capitalisme globalisé » ?

La vérité, c’est que nous subventionnions les entreprises privées à hauteur de 10 milliards d’euros par an en 1980, nous renseigne ce même rapport, contre au moins 150 milliards actuellement.

Le fonctionnement de l’économie française serait donc complètement antilibéral ? Il suffit de voir ce que l’État (donc nous, les contribuables) a dépensé pour maintenir les entreprises à flot, sans rien demander en échange, pendant la pandémie de Covid-19. Ce niveau de dépense publique amène de nombreux commentateurs à dire que la France n’est pas un pays libéral, que l’étatisme y est très présent, et que nous aurions donc tort de parler, comme nous le faisons régulièrement dans nos colonnes, de “néolibéralisme” pour qualifier les politiques menées depuis trente ans.

Faire transiter des milliards d’euros du public au privé par intervention étatique semble a priori contraire à la doctrine de non-intervention étatique prônée par le libéralisme économique. Mais en réalité, la doctrine néolibérale n’a jamais prôné la fin des transferts vers le privé, au contraire. Ce que ses partisans souhaitent, c’est que l’État ne se mêle pas du fonctionnement des entreprises, c’est tout. Mais son argent est le bienvenu. C’est pourquoi, tandis qu’il enrichit les entreprises privées et ses actionnaires, l’État réduit la régulation du droit du travail en leur sein, leur offre des marges de manœuvre plus grandes, ouvre de nouveaux marchés…

Le néolibéralisme n’est pas la non-intervention de l’État. C’est une intervention massive de l’État pour aider le capitalisme à fonctionner mieux et plus fort. C’est un Etat-providence, un Etat-parent pour les entreprises, le patronat et les actionnaires.

Car malgré ces milliards d’euros injectés dans l’économie, nous ne sommes pas dans une économie socialiste ou administrée, comme aiment se le raconter quelques éditorialistes croulants du Figaro pour se faire peur à peu de frais. Pas du tout : l’État dépense plus d’un quart de son budget pour les entreprises privées, mais ne cherche à obtenir aucun contrôle sur elles.

Maxi assistanat, zéro contrôle

Cette année, une commission d’enquête sénatoriale, coprésidée par la droite et par un sénateur PCF, Fabien Gay, s’est penchée sur les aides publiques aux entreprises pour comprendre ce qu’elles représentaient, comment elles étaient administrées et à quoi elles servaient. Dans un article du Monde sur les résultats de ses travaux, on apprend d’abord qu’aucune administration n’est capable d’estimer le montant total de ces aides, dont les estimations varient entre 80 et … 250 milliards. Mais aussi et surtout que le contrôle de leur usage est… complètement inexistant.

Prenons par exemple le Crédit Impôt Recherche (8 milliards d’euros par an selon Bercy, soit la moitié du budget du ministère de l’écologie) : « ce que les entreprises en font, on ne sait pas. Enfin, elles peuvent en faire ce qu’elles veulent », a dit aux sénateurs Evens Salies, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Les auditions sénatoriales ont permis d’apprendre que le CIR peut être utilisé pour des dépenses… à l’étranger. 

Les exonérations de cotisations patronales et les crédits d’impôts ont quant à eux servi à … financer les dividendes des grandes entreprises comme Carrefour. « En six ans, les exonérations, additionnées au CICE s’élèvent à 2,3 milliards d’euros. Or, sur cette même période, le résultat net atteint 3,6 milliards d’euros, et les dividendes versés 2,8 milliards d’euros. » démontre Fabien Gay face au PDG de Carrefour.

Le contribuable a donc payé pour engraisser les actionnaires de Carrefour, alors que cet argent était censé permettre le maintien voire l’augmentation des emplois. Or, sur cette même période… 37 990 emplois ont été supprimés.

Les aides publiques aux entreprises n’étant pas soumises à des contrôles de leur utilisation, tout est permis. Et le gouvernement n’a pas eu besoin de la commission d’enquête du Sénat pour le savoir : en 2019, on apprenait une drôle d’histoire en provenance du groupe Michelin, grosse entreprise qui avait alors reçu 65 millions d’euros de Crédit d’Impôt pour la Compétitivité des Entreprises (CICE). Le groupe avait annoncé s’être servi de ce crédit d’impôt pour investir dans ses usines, notamment celle de La Roche-sur-Yon… avant d’annoncer sa fermeture et la suppression de 74 emplois. Après avoir annoncé des investissements en grande pompe en nouvelles machines, nous apprend Libération, l’entreprise avait en effet changé son fusil d’épaule : « Sur huit machines achetées, seules deux ont été installées. Les six autres, encore dans les cartons, sont alors réexpédiées vers d’autres usines à l’étranger. Deux machines de finition sont envoyées dans l’usine d’Aranda, en Espagne, trois machines de confection partent sur le site de Zalau, en Roumanie, et une machine de confection s’en va sur le site d’Olsztyn, en Pologne. » 

Michelin s’est donc servi d’un crédit d’impôt justifié par la création d’emploi en France pour… délocaliser sa production.

Pris la main dans le sac et interrogé par la presse, le groupe est resté droit dans ses bottes : « Nous rembourserons les aides régionales, notamment parce que les objectifs en termes d’emplois n’ont pas été tenus, mais pas le CICE, explique l’entourage de la direction à Libération. Le CICE n’était pas assujetti à des critères spécifiques sur l’emploi, mais était destiné à soutenir les entreprises dans leur politique d’investissement. » Et ils ne sont pas en tort. Interrogé sur cette affaire dans le même article, le ministère de l’Économie, celui du brillant Bruno Le Maire, avait quant à lui déclaré : « À notre connaissance, il n’est pas prévu de remboursement du CICE, qui a été utilisé dans le cadre des dispositions légales. »

Les directions d’entreprise agissent de façon rationnelle : on leur donne de l’argent public sans conditions et elles en font donc ce qu’elles veulent.

Et ce qu’elles veulent, c’est enrichir leur propriétaire, car c’est ainsi que le capitalisme fonctionne depuis ses débuts. L’État, par contre, agit de façon complètement irrationnelle (si du moins son objectif était de ne pas gâcher l’argent du contribuable) : il donne ses dizaines de milliards à des tiers sans leur demander des comptes sur leurs utilisations.

Une addiction aux aides publiques

À croire que nos ministres des finances vivent dans une réalité alternative, où les entreprises sont autre chose que des machines à pognon. Il suffit de voir le zèle presque touchant que l’ex-ministre Bruno Le Maire mettait dans ses déclarations vibrantes à leur intention, leur « demandant » d’augmenter les salaires. Évidemment, ça ne marche pas. En 2022, le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), François Asselin, a répondu au ministre qu’il ne pouvait y avoir de hausse générale des salaires (malgré un taux d’inflation à 6%) et a affirmé, sans rire : « une entreprise ne peut distribuer que ce qu’elle gagne […]. Le principe de réalité s’impose à elle ». Et ce principe de réalité, le rapport de l’IRES l’explique : ces multiples réductions d’impôts et de cotisations évoquées plus haut, que le rapport se permet de nommer des « béquilles du capital », « créent une sorte d’accoutumance, de mise sous oxygène des entreprises, décourageant l’investissement en rendant moins pressant un renouvellement des équipements productifs susceptibles d’améliorer la productivité du travail. Ce faisant, ces politiques contribuent, à leur insu peut-être, à entraver finalement la compétitivité des firmes, ce qui justifie « en réponse » de nouveaux dispositifs d’aide et de nouveaux efforts de modération salariale… ».

C’est pourquoi les organisations patronales comme la CPME ou le MEDEF en redemandent toujours plus. Le patronat français est aujourd’hui complètement assisté par ces dispositifs d’aide.

L’entrepreneuriat qu’on érige en héroïsme individualiste et audacieux n’est autre, dans notre pays, que l’art de gratter tous les dispositifs d’aide publique possible, tout en mordant dès que l’on peut la main que l’on nous tend. En bon serviteur des possédants, le gouvernement trouve toujours de nouvelles mannes à distribuer aux entreprises sans contrepartie. 

La vraie “rue des allocs”, du nom de cette émission britannique au concept dégueulasse – filmer la vie de supposés “assistés” – et importée par M6 en 2016, se trouve à la Défense : ceux qui prennent le plus d’argent public, le dépense sans le moindre contrôle et n’arrivent plus à vivre sans ce sont les patrons du CAC 40. Au total, un quart de notre budget est consacré à ces multiples aides aux entreprises privées contre 3,2% à la solidarité, l’insertion et l’égalité des chances. Alors, c’est qui les parasites ?

https://frustrationmagazine.fr/la-pluie-de-dividendes-ne-tombe-pas-du-ciel
https://frustrationmagazine.fr/pourquoi-taxer-les-riches-ne-doit-pas-etre-notre-reponse-a-tout
Nicolas Framont
Nicolas Framont
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