« Si les gens savaient… » Nicolas, éducateur de l’ASE

L’état de l’Aide sociale à l’enfance est sans doute l’un des plus gros scandales de notre pays. La maltraitance institutionnelle y découle du manque de moyens lié au fait que les gouvernements successifs se moquent des enfants qu’on y accueille. Nicolas C. prend la parole aujourd’hui pour raconter ce qu’est son quotidien comme éducateur en profession de l’enfance, et il ne mâche pas ses mots.
Je m’appelle Nicolas, j’ai 31 ans et je suis éducateur en protection de l’enfance – en foyer, plus précisément. J’exerce depuis maintenant sept ans, même si en ressenti j’ai l’impression que ça fait déjà dix ou quinze ans tellement les journées sont intenses et s’enchaînent, tellement l’on se heurte aux mêmes difficultés, aux mêmes défaillances, aux mêmes échecs. Le niveau de défaillance et de maltraitance de l’Aide sociale à l’enfance aujourd’hui est intolérable tant il nie implacablement le bien-être de ce qui constitue le sacré de notre société : l’enfant. Il n’est plus possible de se taire devant la violence institutionnalisée de l’Etat, cet ogre qui dévore ses propres enfants.
Comment vous exposer l’ensemble des dysfonctionnements de l’ASE de manière synthétique et accessible ? Il y a tant à dire, malheureusement. Le plus simple est sûrement de vous parler d’un cas concret et qui m’a pesé : celui de Maria.
Le niveau de défaillance et de maltraitance de l’Aide sociale à l’enfance aujourd’hui est intolérable tant il nie implacablement le bien-être de ce qui constitue le sacré de notre société : l’enfant. Il n’est plus possible de se taire devant la violence institutionnalisée de l’Etat, cet ogre qui dévore ses propres enfants.
Maria a pour parents un père démissionnaire, inadapté, et une mère atteinte d’une pathologie psychiatrique qui a pris la poudre d’escampette à l’aube de ses deux ans. Elle a une grande sœur, Inacia, d’un an son aînée. Plus quatre frères et sœurs que sa mère aurait eu d’autres unions, mais qu’elle ne connaît pas.
Un jour, j’ai l’ancienne assistante familiale (FA) au téléphone qui me raconte que la mère a fui le domicile, abandonnant les petites au père. Lui pur père démissionnaire, violent et maltraitant. Les petites étaient livrées à elles-mêmes – on les aurait retrouvées le soir quémander à manger à la pizzeria du coin, du haut de leur 4 et 5 ans respectifs. C’est peu après qu’elles sont accueillies par Madame A et son mari. Le couple devient pour elles des figures parentales et elles trouvent chez eux une famille dans laquelle grandir. Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage.
Madame A. me conte la suite de l’histoire :
« Elle avait 6 ans, je l’ai retrouvée debout sur le canapé, elle ne bougeait pas, elle ne répondait pas, et là elle s’est urinée dessus. J’ai tout de suite compris qu’il y avait un problème et je l’ai emmenée à l’hôpital. Là, le médecin de la pédiatrie me dit connaître la petite, qu’il l’avait hospitalisée plusieurs fois à cause de ses crises d’épilepsie, car Monsieur ne prenait pas le temps de soigner sa fille. Ça lui a abîmé le cerveau, c’est sûr. » Ainsi, en plus de découvrir la genèse de Maria, je découvre une possible origine de sa déficience mentale.
Oui, car Maria, du haut de ses 12 ans, en a plus ou moins 6 dans sa tête. Elle a du mal à gérer sa frustration et ses angoisses dues à ses traumas. Pour l’aider à se canaliser, elle prend 80 gouttes de Tercian par jour (25 gouttes supplémentaires en cas de crise) avec 2mg de risperdal. On peut parler de « dose de cheval ».
Malgré cela, Maria grandit bien et s’épanouit dans cet environnement familial de substitution. Mais au fil du temps, les troubles de Maria prennent de l’ampleur et sont de plus en plus difficilement gérables pour des personnes de bonne volonté mais n’ayant pas les moyens pour accueillir de tels profils… La rupture est consommée le jour où, à 12 ans, Maria tend un bébé par la fenêtre. Panique à bord, l’assistante familiale ne peut plus l’accueillir, c’est la fois de trop. Il faut trouver un lieu d’accueil, vite. Malheureusement, impossible de trouver une autre famille d’accueil (dont le nombre se réduit comme peau de chagrin) pour ce genre de profil, et les lieux de vie destinés à ces « incasables » sont peu nombreux. Ce sera donc un « foyer », ou une MECS dans le jargon. Quoi de mieux qu’un groupe de 12 enfants âgés de 6 à 12 ans dont un tiers est porteur de déficiences, de troubles du comportement, ou de retard de développement pour accueillir un tel profil ? Pour une enfant qui a la corpulence d’une jeune adulte et qui a déjà posé des actes de violences sur des plus petits quelles ? Tout cela encadré par un éducateur le matin et deux le soir ?
Symptôme très concret du manque de moyens : la pénurie de lieux d’accueil adaptés, de places disponibles et de professionnels. Donc à la fin, des modalités d’accueil qui ne permettent pas de garantir la sécurité et le bon développement de tous les enfants. Bien au contraire, la surpopulation et le manque d’encadrement abîment les enfants un peu plus qu’ils ne le sont déjà.
Symptôme très concret du manque de moyens : la pénurie de lieux d’accueil adaptés, de places disponibles et de professionnels. Donc à la fin, des modalités d’accueil qui ne permettent pas de garantir la sécurité et le bon développement de tous les enfants. Bien au contraire, la surpopulation et le manque d’encadrement abîment les enfants un peu plus qu’ils ne le sont déjà. Car seulement deux adultes pour 12 enfants avec des carences affectives, des troubles de l’attachement, un besoin d’attention massif, un besoin de cadre, c’est du soin en moins, c’est de l’attention en moins et c’est l’affection en moins. On l’a toujours dit, c’est trop, et on cherche toujours à nous en mettre plus, alors que nous coulons et que nous tentons de garder la tête des enfants hors de l’eau. Je m’adresse aux parents : vous connaissez la charge de travail que représente déjà un seul voire deux enfants à deux, alors imaginez douze enfants pour deux.
Et ils ont besoin de soin, d’attention. Massivement. Ce sont des enfants « esquintés » par la vie, alors il faut en plus les « rafistoler ».
Maria est une enfant abîmée par son parcours. Les traumas s’accumulent : abandon maternel, carences affectives, carences alimentaires, carences de soin (santé, etc.), violence physique (la violence éducative), psychologique (abandon en forêt, cadeaux de la part du père avant de disparaître pour six mois…). Tout cela se matérialise par une quête affective constante, des réactions inadaptées dans la relation à l’autre. L’un des principaux symptômes de Maria est la somatisation – entendez par là la matérialisation de ses souffrances psychologiques en symptômes physiques. Bon, qu’est-ce que ça veut dire concrètement tout ça pour un non-initié? Maria a toujours mal quelque part, partout, tout le temps, dès qu’elle est insécure, dès qu’elle n’a pas l’attention sur elle. « J’ai mal, soigne-moi », « emmène-moi aux urgences », « je peux plus marcher », « il me faut une atèle »… Et ses demandes de soin peuvent être plus « explicites », comme la fois où j’étais occupé à faire les devoirs avec quatre enfants et qu’elle s’est mutilé l’avant-bras aux ciseaux pour que je la soigne, et donc que je sois avec elle, que je m’occupe d’elle. Je vous rassure, cela peut aller plus loin : Maria s’est déjà mise sur la route, face aux voitures – plus quelques sauts par la fenêtre par ci, par là. Tentatives de suicide ou actes désespérés pour avoir notre attention ? Je ne sais pas. Sa réponse à ce comportement ? « C’est tant mieux si je meurs, je m’en fiche de mourir. » Je vous rassure encore, ce n’est pas la première, ni la dernière fois que nos enfants tiennent des propos dépressifs, suicidaires, font des tentatives de suicide, ou finissent par se donner la mort.
Vous comprenez donc l’importance de canaliser les demandes de Maria. Combien de fois j’ai dû courir chez le médecin, à la pharmacie, abandonnant ma collègue seule avec les 11 autres enfants… Je revois encore toutes ces fins de crise où elle s’effondre en larmes, pleurant sa « tata » qui lui manque, sa sœur, hurlant son désespoir de ne pas avoir de famille et d’être en foyer. Et c’est là, dans son désespoir et par détresse, qu’elle peut passer de victime à agresseuse.
Déjà que nous, adultes, ces images nous terrifient, mais pouvez-vous seulement imaginer ce que ressentent de jeunes enfants à ce moment-là ? En voyant, en vivant ces scènes ? Nous les retirons de leur famille pour les protéger, et finalement nous les exposons aux éclats de violence des autres enfants brisés. Dans le jargon, on appelle ça la « cohabitation », quand on met plein de profils différents au même endroit.
Oui car le risque également, c’est que toute sa souffrance déborde, et se transforme en violence contre elle comme je l’ai exposé ici, mais aussi envers les autres. Les fameuses « crises ». Et par crise nous entendons : insultes, coups, morsures, portes qui claquent, mobilier jeté, menaces de mort, armes par destination, mise en danger, auto-agressions, discours suicidaire. Envers les adultes, mais aussi les enfants. Je me rappellerai toujours cette fois, revenant de repos, ou mon collègue m’attrape à mon arrivée : « Nico tu es au courant de ce qu’il s’est passé ? Maria a fait une crise, elle a poursuivi le petit Thomas avec un morceau de verre en pointe. Une scène de film d’horreur. » Et là, la scène se matérialise devant mes yeux : le petit Thomas, 6 ans, en pleurs, courant pour sa vie. Et Maria, qui fait le double de sa taille, le poursuivant en le menaçant. Déjà que nous, adultes, ces images nous terrifient, mais pouvez-vous seulement imaginer ce que ressentent de jeunes enfants à ce moment-là ? En voyant, en vivant ces scènes ? Nous les retirons de leur famille pour les protéger, et finalement nous les exposons aux éclats de violence des autres enfants brisés. Dans le jargon, on appelle ça la « cohabitation », quand on met plein de profils différents au même endroit.
Oui je parle au pluriel : ces scènes. Car ça n’arrive pas qu’une fois de temps en temps, non, il y a des semaines ou c’est quotidien. Et concernant Maria il y en a eu tellement que je ne peux m’en souvenir. Il y a eu la fois ou elle a jeté des pierres au visage de mes collègues. Elle avait aussi poussé une collègue dans les escaliers, et l’autre fois où elle a traîné une jeune par les cheveux tout le long du couloir. Puis toutes les autres fois ou elle a hurlé, menacé de tous nous tuer, jeté des meubles sur les portes, les fenêtres, claqué les portes violemment blessant de peu des enfants ou des collègues… Et toutes les fois où ses crises se terminaient par des sanglots, des regrets étranglés dans sa gorge nouée. La culpabilité qui venait à chaque fois éroder un peu plus l’image qu’elle a d’elle-même, l’abîmant encore et toujours.
Et nous en réunion, demandant que les choses bougent pour elle, alertant sans fin. Je revois les filles (mes collègues) les yeux dans les yeux avec notre chef de service, disant qu’elles craignent de venir au travail, d’être blessées, que les enfants soient blessés, les collègues enceintes craignant pour l’enfant qu’elles portent… Si nous nous avons peur, alors que ressentent les enfants vivant au sein du foyer ? Et notre chef, qui tente tant bien que mal de garder la face mais dont le visage trahit l’inquiétude et l’impuissance. Oui l’impuissance, et aussi la culpabilité, c’est ce qu’on ressent quand on assiste à ce spectacle macabre, cette morbide pièce de théâtre dont nous sommes tous les acteurs fous, forcés de continuer à jouer car si nous nous arrêtons, qui va s’occuper des enfants ? Alors la représentation doit se poursuivre, nous perpétuons ce système, et nous y participons, pieds et poings liés, la larme à l’œil, l’âme meurtrie. Car malgré nos appels à l’aide, nos alertes, nos coups de gueule, aucune réponse n’est apportée. L’écho de nos plaintes s’éteint au Département, ou tout du moins, aux oreilles de celles et ceux qui font mine d’écouter. Qui se soucie des Gavroche et des Causette hormis nous ?
Oui l’impuissance, et aussi la culpabilité, c’est ce qu’on ressent quand on assiste à ce spectacle macabre, cette morbide pièce de théâtre dont nous sommes tous les acteurs fous, forcés de continuer à jouer car si nous nous arrêtons, qui va s’occuper des enfants ? Alors la représentation doit se poursuivre, nous perpétuons ce système, et nous y participons, pieds et poings liés, la larme à l’œil, l’âme meurtrie.
Je me revois discutant de tout cela avec mon directeur : « Olivier, le Département n’agira que quand il y aura un enfant blessé ou pire ? », « Oui, c’est ça Nicolas », me répondit-il, lui aussi impuissant, inféodé au Département. Lors d’une de nos nombreuses discussions sur les dysfonctionnements massifs de l’ASE et de la dégradation des conditions d’accueil, il avait conclu « être dépité d’être aux manettes de tout ce bordel ».
Voilà le quotidien de Maria au foyer. Être noyée au milieu de onze autres enfants, encadrés par des équipes éducatives débordées, qui changent tout le temps, qui démissionnent, sont en arrêt maladie, remplacées un coup par un tel, un coup par une autre, on ne sait pas qui s’occupe des enfants demain, qui les surveillera cette nuit, on ne peut pas sortir car pas de budget ou pas assez de véhicules donc tant pis on va au parc, c’est gratuit. Mais, me direz-vous Maria, n’est pas tout le temps au foyer ? Elle va à l’école non ? J’y viens.
A 12 ans, elle est scolarisée en ULIS dans une école primaire en attendant d’avoir une place en IME. Une nouvelle fois, le manque de place, le fameux « manque de moyens » : il faut en général plusieurs années pour avoir une place dans un établissement spécialisé. Pour Maria, cela va prendre trois longues années. Et encore, elle décrochera une place car notre chef de service va la pistonner auprès du directeur de l’IME de secteur – merci le réseautage ! Alors que c’est un droit attribué par la MDPH mais que l’Etat et le Département n’appliquent pas faute de places, d’établissements, de moyens humains, de volonté. En attendant, les enfants sont « maintenus » dans le milieu scolaire ordinaire, au grand regret des écoles qui tentent tant bien que mal de ne pas offrir que de l’occupationnel et de la garderie, malgré leur souffrance et leurs propres dysfonctionnements.
Combien de fois nous avons été appelés en pleine réunion le mardi par une directrice à bout demandant de venir la chercher, car Maria avait jeté une chaise sur son enseignante et était ingérable ? Et nous, lassés de voir cette même scène se reproduire, leur répondant d’appeler les pompiers car ça ne relevait pas de notre compétence. Comme toujours, on nous demande de récupérer les enfants quand ils ne tiennent plus à l’école, comme si le foyer avait la solution en ses murs. Mais qu’allons-nous faire d’eux toute la journée ? Nous avons du travail administratif, des mails, des écrits, des coups de fil, des accompagnements à faire chez les orthophonistes, psychomotriciennes, médecins, visites médiatisées, rendez-vous à l’ASE… Nous n’avons pas le temps de nous occuper d’eux, et ils finissent par végéter au foyer. Combien de fois j’étais au bureau, débordé de boulot, et Maria assise en face de moi dans le couloir, avachie, dans le silence. Quant à moi j’étais torturé par le choix cornélien de faire mon travail administratif, ou de passer du temps avec elle. Ce qui signifie ne pas remplir mes impératifs sur la situation des autres jeunes, donc avoir un impact négatif sur eux et leur accueil. Ou la laisser végéter, et m’occuper des autres situations. Du coup on fait le choix, on fait des sacrifices – et on sacrifie souvent les mêmes.
Voilà le quotidien de Maria au foyer. Être noyée au milieu de onze autres enfants, encadrés par des équipes éducatives débordées, qui changent tout le temps, qui démissionnent, sont en arrêt maladie, remplacées un coup par un tel, un coup par une autre, on ne sait pas qui s’occupe des enfants demain, qui les surveillera cette nuit, on ne peut pas sortir car pas de budget ou pas assez de véhicules donc tant pis on va au parc, c’est gratuit.
C’est sa place : celle de ceux qui n’ont pas de place. Ceux qui sont sacrifiés sur l’autel de l’austérité, ceux qu’on ne pourra pas « sauver », ceux qui coûtent trop cher car leurs besoins sont trop grands. Oui, car ça « coûte » de protéger un enfant, y a un « prix de journée » pour ça, fixé par le Département. Imaginez, mettre un prix sur la souffrance des enfants. Se restreindre dans l’assistance à cause d’un budget de plus en plus limité pour aider des enfants abîmés par la vie. Tu dois te débrouiller avec ça, et attention ! Tu ne peux pas demander des moyens en plus même si la prise en charge des enfants s’alourdit car « tout est compris dans le prix de journée ».
Malgré tout ça, on bricole, on improvise, on se rajoute du boulot en plus, on se coordonne avec les collègues et les partenaires comme on peut. Maria va à l’hôpital de jour (HDJ) aussi, où elle est encadrée par des soignants, où elle fait des activités mais bon eux aussi ils galèrent avec elle, elle n’adhère pas à l’accompagnement, du coup on enlève des demi-journées à l’HDJ et on la récupère. On nous propose l’intervention d’un service extérieur dédié aux « cas difficiles ». Soit, ils viennent poser un diagnostic et des outils pour aider Maria dans son lieu de vie et à l’école, mais c’est pansement sur jambe de bois, ça ne répond pas à ses besoins profonds.
Plusieurs fois, au vu de nos nombreuses alertes, sa psychiatre a demandé une hospitalisation en psychiatrie – mais impossible : « pas de place ». Cette réponse je l’ai eue pour Maria, mais aussi pour tous les autres enfants que j’ai accompagnés aux urgences les jours de grandes crises : des enfants en détresse psychologique dont les maux ne peuvent être pris en charge car les services sont déjà débordés et on réserve les places aux pires des cas, on n’hospitalise que si il y a tentative de suicide. Oui, mais que se passe-t-il quand on laisse des situations de souffrance « moindres » perdurer sans les prendre en charge ? Elles deviennent des cas d’urgences, et on rentre dans un cercle vicieux où on ne gère que des urgences.
Oui car ça « coûte » de protéger un enfant, y a un « prix de journée » pour ça, fixé par le Département. Imaginez, mettre un prix sur la souffrance des enfants. Se restreindre dans l’assistance à cause d’un budget de plus en plus limité pour aider des enfants abîmés par la vie. Tu dois te débrouiller avec ça, et attention ! Tu ne peux pas demander des moyens en plus même si la prise en charge des enfants s’alourdit car « tout est compris dans le prix de journée ».
Et alors ? Que se passe-t-il ? Le département lui trouve une place dans un lieu adapté à ses besoins ? Non. « Tu sais bien qu’il n’y a pas de solution, Nicolas. » Voilà ce qu’on m’a répondu au Département quand j’insistais une énième fois pour que les choses bougent pour Maria. Pour qu’on lui trouve un lieu de vie adapté, un IME, une solution de remplacement, un séjour de rupture, une hospitalisation, un weekend en famille d’accueil relais une fois par mois, j’en sais rien, moi, faites quelque chose ! C’est grave ce qu’il se passe, elle souffre, les autres enfants souffrent, les professionnels aussi…
Notre stagiaire m’a dit une fois : « Tu te bats tout seul, Nicolas. » Cette phrase résonne encore comme une claque. Le bras de fer avec le Département, c’est David contre Goliath – la fronde et l’aide de Dieu en moins…
Cette situation sera l’une des raisons pour lesquelles j’ai quitté l’établissement, esseulé, usé, à bout. A bout de cette situation, mais à bout aussi de toutes les autres, de toutes les heures supplémentaires, de tout le temps passé à cogiter aux gamins à la maison, de la surcharge de travail, des attaques des partenaires, du Département sur l’établissement et les équipes, des journées infernales où on court partout et on se plie en quatre car il n’y a personne pour emmener la petite chez le psy, car il faut récupérer un autre car il est malade, organiser une fête de départ à la va-vite car on a une réorientation sortie du chapeau… Fatigué de gérer des crises, des violences entre enfants, fatigué de contenir des enfants au sol, fatigué de rédiger des notes d’incidents jusqu’à 23h ; fatigué d’essuyer leurs larmes sans avoir de solution pour tarir leurs pleurs. Fatigué de tout. Fatigué d’être complice de la maltraitance. Voilà pourquoi aujourd’hui je ne prends plus de poste fixe. Que de l’intérim. J’arrive, je m’occupe des gosses, je leur apporte un maximum tant que je suis là, et je me barre. Tout pour eux, rien pour vous.
« Tu sais bien qu’il n’y a pas de solution, Nicolas. » Voilà ce qu’on m’a répondu au Département quand j’insistais une énième fois pour que les choses bougent pour Maria. Pour qu’on lui trouve un lieu de vie adapté, un IME, une solution de remplacement, un séjour de rupture, une hospitalisation, un weekend en famille d’accueil relais une fois par mois, j’en sais rien, moi, faites quelque chose !
Mon histoire avec la situation de Maria s’arrête ici. Je culpabilise d’abandonner les enfants et l’équipe même si c’est pour me protéger. J’apprendrais par la suite via mes anciens collègues et les intérimaires qu’elle a finalement obtenu une place en IME – enfin ! Mais bon, comme je l’avais prédit le foyer a fini par craquer et elle a atterri en foyer d’accueil d’urgence – donc sur ce point rien ne change. Une procédure de délaissement parentale est en cours, ce qui veut dire que les parents n’auront plus l’autorité parentale sur les filles, et peut être qu’elles deviendront « Pupilles de l’Etat ». Cela veut-il dire qu’elles seront mieux prises en charge par l’Etat ? Ça reste à prouver.
Alors que j’intervenais dans un autre établissement, j’ai eu la surprise de retrouver Inacia, la grande sœur de Maria, âgée aujourd’hui de 17 ans. Elle a grandi depuis la dernière fois que je l’ai vue. On se sent un peu parent dans ces moments, vous savez ? Quand on les revoit, qu’on voit qu’ils ont pris en maturité, qu’ils avancent contre vents et marées… Inacia est toujours aussi caractérielle, si ce n’est plus. Elle cherche un patron en apprentissage, elle veut s’en sortir, être autonome, ne devoir rien à personne. Surtout, elle veut s’occuper de sa sœur. Ça va de soi, vous me direz, mais quelle grandeur d’âme tout de même, elle qui n’a rien, qui n’a aucune famille, qui part de rien, qui va déjà galérer à s’en sortir seule en tant qu’enfant de l’ASE, elle ne veut pas laisser sa sœur sur le côté pour autant. J’admire la résilience et la ténacité de ces jeunes.
Je termine ici cet aperçu de l’ASE. Oui, aperçu car il y aurait beaucoup encore à dire sur la situation de Maria, comme sur celle de tous les autres enfants placés, de tous les autres foyers. Tant de malheurs et de scandales quotidiens qui se produisent à l’insu du peuple français, qui ne devraient pas être, et qui n’éclatent même pas vraiment, finalement. Tant d’enfances maltraitées, dérobées, sacrifiées sur l’autel de l’austérité.
Souvenez-vous en à chaque fois que vous entendrez quelqu’un dire qu’il faut réduire les dépenses publiques. Souvenez-vous que dans le réel, cela se traduit par moins d’argent pour nourrir les enfants, les vêtir, les soigner, les instruire, les cultiver, les divertir, les loger, les protéger. Et j’entends que le nouveau gouvernement prévoit encore de faire 40 milliards d’ « économies » sur le dos du secteur public, donc sur le dos de nos enfants !
Souvenez-vous en à chaque fois que vous entendrez quelqu’un dire qu’il faut réduire les dépenses publiques. Souvenez-vous que dans le réel, cela se traduit par moins d’argent pour nourrir les enfants, les vêtir, les soigner, les instruire, les cultiver, les divertir, les loger, les protéger.
Là où l’Etat devrait venir au secours de ses enfants, leur offrir le meilleur, réparer l’injustice, il ne fait que de feindre de jouer son rôle. Ces enfants sans solutions, je les appelle les naufragés de la République. Heureusement il y a des enfants de l’ASE qui s’en sortent – mais pas suffisamment, pas autant que la France devrait en sauver. Un quart des SDF sont d’anciens enfants placés – vous le saviez, ça ? Ils représentent 40% des sans-abri de moins de 25 ans. 40%.
Quand je parle de tout ça à mes proches, je m’entends souvent dire : « Si les gens savaient… » Maintenant, vous savez.
Photo d’en tête : Nicolas DUPREY/ CD 78 (détail)
Rédaction
