L’armée française a-t-elle fait “des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie” ?

“La France a fait des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie”. C’est le propos en apparence assez banal qu’a tenu le journaliste Jean-Michel Aphatie sur RTL dans le contexte des tensions croissantes entre les gouvernements français et algériens. C’était sans compter sur le fait que dans la France révisionniste de 2025, citer le moindre fait historique sur la guerre d’Algérie c’est s’exposer à la condamnation et au harcèlement conjoint de la sphère médiatique (Thomas Sotto, l’animateur de l’émission s’insurgeant immédiatement “Jean-Michel, on n’a pas fait Oradour-sur-Glane en Algérie !” et l’Arcom étant saisie peu après) et de la fachosphère. À la suite de Thomas Sotto, ce sont par exemple Jordan Bardella (“la comparaison osée par Jean-Michel Aphatie est une odieuse falsification de l’histoire”), Eric Ciotti (“je croyais que Bruno Retailleau avait expulsé tous les influenceurs algériens, mais visiblement, il y en a encore un sur RTL”), Pascal Praud (“il prend un plaisir malin à jeter des braises sur la société !”), Cyril Hanouna (“c’est peut-être ce que j’ai entendu de plus grave depuis très longtemps à la radio ou à la télé”) et tant d’autres qui s’en sont donné à cœur joie. Il faut dire qu’en dépit du travail des historiens, l’ignorance et le tabou restent plutôt la règle en matière de crimes coloniaux français. Pour certains il s’agit de refuser de voir, de ne pas se confronter à une histoire qui les met mal à l’aise, qui peut questionner jusqu’à leur histoire familiale, mais pas que : beaucoup de gens en France ignorent sincèrement l’ampleur des crimes de l’armée française.
Faisons donc le point.
Que s’est-il passé à Oradour-sur-Glane ?
Le 10 juin 1944, les habitants du village d’Oradour-Sur-Glane, durant l’Occupation allemande, furent massacrés par une division SS. Les hommes sont abattus tandis que les femmes et enfants sont rassemblés dans l’église du village puis brûlés vifs. Ce sont 642 civils qui sont exterminés par les nazis ce jour-là. Ce massacre a, pour les Allemands, une vocation terroriste : il s’agit de faire payer à des innocents les actions de la Résistance menées les jours précédents. Il restera l’un des des crimes nazis les plus traumatisants dans la mémoire collective française. Comment donc caractériser Oradour-sur-Glane ? Autrement dit, que veut-on dire lorsque l’on dit “faire un Oradour-sur-Glane” ? C’est le massacre des habitantes et habitants de tout un village, par une armée d’occupation, en représailles à des actions de résistance.
Comment caractériser Oradour-sur-Glane ? C’est le massacre des habitantes et habitants de tout un village, par une armée d’occupation, en représailles à des actions de résistance.
Pourquoi utiliser cette comparaison pour parler des crimes coloniaux français ? Il ne s’agit pas de comparer l’ensemble des crimes nazis, et en particulier le génocide des Juifs d’Europe – qui fût d’une autre nature avec une volonté d’extermination complète et systématique – et les massacres coloniaux, qui visaient eux à prendre le contrôle d’un territoire et à en asservir la population par le terrorisme, mais bien de prendre cet exemple-ci, spécifique. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’Occupation allemande est le dernier cas d’occupation de la France par une armée étrangère. C’est donc celui qui parle le plus à la mémoire française contemporaine, celui qui permet le plus à cette dernière de se projeter. Jean-Michel Aphatie pourrait tout aussi bien comparer les actions de l’armée française en Algérie aux massacres du Japon fasciste en Chine et en Asie du Sud-Est, mais on comprend aisément pourquoi ceux-ci, largement méconnus en France, renvoient moins facilement à des connaissances partagées. C’est aussi pour cette même raison que souvent, et pas toujours pour reprendre cette rhétorique foireuse du “les victimes d’hier sont les coupables d’aujourd’hui”, que les crimes nazis sont souvent invoqués pour parler de Gaza : pour les Français, comme pour les Israéliens, l’Allemagne nazie constitue le point de référence commun le plus évident lorsqu’il s’agit de se représenter des annexions, des occupations et des crimes contre l’humanité.
Par ailleurs, des intellectuels comme Aimé Césaire ont pu faire le parallèle entre le nazisme et les massacres coloniaux. Dans son Discours sur le colonialisme (1955), celui-ci voit dans le phénomène nazi une poursuite des atrocités coloniales, un retour de la barbarie européenne sur son territoire même : “il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique”.
La France a-t-elle commis des “Oradour-sur-Glane en Algérie” ?
Se poser cette question ce n’est donc pas se demander si la France, à la manière des nazis contre les Juifs, a procédé à une politique génocidaire d’extermination systématique des Algériens (Jean-Michel Aphatie ne déclare pas que “la France a commis des centaines d’Auschwitz en Algérie”), c’est se demander si, dans le cadre de la conquête et de la guerre en Algérie, l’armée française a exterminé des villages entiers en représailles et/ou en guise de punition collective aux actions de la résistance algérienne.
Sur ce point, la réponse ne fait aucun doute, attestée par tous les historiens, comme par de nombreux soldats français : la réponse est oui, indéniablement.
En 1844-1845, le général Cavaignac, le Colonel Pélissier et le général Thomas Bugeaud ordonnent d’asphyxier par la fumée plusieurs centaines d’habitants qui s’étaient réfugiés dans des grottes du massif du Dahra pour échapper aux forces françaises, principalement des femmes et des enfants. C’est ce qui est resté sous le nom des “enfumades des grottes du Dahra”.
Un simple article ne peut pas prétendre à l’exhaustivité de plus d’un siècle de crimes coloniaux français contre les civils algériens, mais nous souhaitons en faire connaître quelques uns puisque visiblement nos médias, politiciens et éditocrates révisionnistes ne sont même pas capables d’en citer un seul.
Les massacres de villages perpétrés par l’armée française en Algérie ont commencé pendant la colonisation qui débute en 1830.
En 1844-1845, le général Cavaignac, le Colonel Pélissier et le général Thomas Bugeaud ordonnent d’asphyxier par la fumée plusieurs centaines d’habitants qui s’étaient réfugiés dans des grottes du massif du Dahra pour échapper aux forces françaises, principalement des femmes et des enfants. C’est ce qui est resté sous le nom des “enfumades des grottes du Dahra”. Ces massacres, qui feront des milliers de victimes civiles, sont un exemple de guerre d’extermination coloniale visant à briser toute résistance indigène en infligeant des punitions collectives. Le député Lamartine déclarera à ce sujet, le 10 juin 1846, à l’Assemblée : « « Depuis onze ans, on a renversé les maisons, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une fureur tous les jours croissante. » Messieurs, c’est le général Duvivier qui dit cela ; vous le connaissez tous, il a noblement participé à cette guerre ; mais rentré dans le silence de sa vie de citoyen, il n’a pu s’empêcher de repasser douloureusement sur les actes dont il avait été témoin, et d’en faire la dénonciation à l’indignation de son pays. (…) Je pourrais vous parler d’autres actes qui ont fait frémir d’horreur et de pitié la France entière, les grottes du Dahra, où une tribu entière a été lentement étouffée ! »
En 1852, lors de la prise de la ville de Laghouat, où Musulmans et Juifs vivaient en harmonie, l’armée française tua plusieurs milliers de civils (environ 2 500), y compris les femmes et les enfants, soit les deux tiers des habitants. Les survivants furent réduits à l’esclavage.
En 1871, une insurrection est menée contre l’occupant français par les Algériens derrière le cheikh El Mokrani et le cheikh Aheddad. En guise de répression, l’armée française incendie les villages insurgés, des milliers d’Algériens sont tués, d’autres sont déportés en Nouvelle-Calédonie.
Les massacres de villages algériens reprirent au fur et à mesure que la résistance algérienne se recomposa.
Le 8 mai 1945, les forces françaises massacrent les participantes et participants d’une manifestation indépendantiste, tuant plusieurs milliers de civils.
En 1945, les massacres de Sétif annoncent la guerre d’indépendance à venir. Le 8 mai 1945, les forces françaises massacrent les participantes et participants d’une manifestation indépendantiste, tuant plusieurs milliers de civils. Ce bain de sang horrifie la population algérienne qui tue en retour des dizaines d’Européens. En représailles, l’aviation française mitraille et incendie une quarantaine de mechtas (des villages de 5 000 à 10 000 habitants) ainsi que de nombreux douars (des petits hameaux), tuant, en plus des hommes, femmes, enfants et vieillards. Le nombre de morts exact est difficile à estimer mais varie selon les historiens entre 15 000 et 45 000 morts côté algérien (contre une centaine côté européen).
En 1954, les villages des Aurès sont le foyer initial de l’insurrection algérienne. Les soldats français ont eux-même raconté la nature de la répression : celles de femmes torturées, le ventre gonflé car forcées d’avaler de l’eau, des hommes à qui on donne des coups de marteau sur le crâne, la “corvée de bois” c’est-à-dire les exécutions sommaires de prisonniers. “J’ai vu un appelé pleurer comme un gosse après une corvée de bois en disant : Si ma mère savait ça…” raconte par exemple Emile Letertre. Un autre appelé décrit certaines tortures, comme la “gégène” (l’électrocution). Il ajoute : « Les prisonniers étaient enfermés dans un silo. Certains de mes camarades leur balançaient de l’eau ou leur urinaient dessus ».
Comme les nazis à Oradour-sur-Glane, la doctrine des autorités françaises est celle de la “responsabilité collective” : les civils algériens doivent être considérés comme autant responsables des actes du FLN que les troupes du FLN lui-même.
En août 1955, des indépendantistes du FLN tuent une centaine d’Européens. En représailles, l’armée française et des pieds-noirs armés tuent, selon l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’histoire de l’Algérie, “environ 10 000 Musulmans”. Comme les nazis à Oradour-sur-Glane, la doctrine des autorités françaises est celle de la “responsabilité collective” : les civils algériens doivent être considérés comme autant responsables des actes du FLN que les troupes du FLN lui-même.
En mai 1957, c’est le village Ighzer Iwaquren qui est réduit en cendres par le général Marcel Bigeard.
En décembre 1957, en représailles à des actions de résistance, l’armée française rase le village d’Ait-Ouabane. Le soldat de l’Armée de libération nationale, Ibrahim Djaffar, raconte : “le commandant des forces ennemies, en l’occurrence le général Gracier (9e division d’infanterie) a ordonné l’évacuation du village Aït-Ouabane, dont la population a subi les pires atrocités – y compris les femmes, les enfants et les vieillards. Le village a été bombardé, les maisons entièrement détruites et rasées.”
En février 1958, l’aviation française bombarde, un jour de marché, le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, dans lequel s’est réfugié un bataillon de l’Armée de libération nationale. Plus de 200 personnes sont tuées, dont de nombreux enfants. Si cette fois c’est un village tunisien et non algérien que la France a massacré, c’est dans le cadre de sa guerre contre le peuple algérien. Cette énième extermination d’un village par les forces françaises horrifie le monde entier et entraîne une condamnation quasi-unanime.
En février 1958, l’aviation française bombarde, un jour de marché, le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef
Entre 1960 et 1962, des villages, soupçonnés d’abriter des soutiens du FLN, sont rasés, les populations civiles exterminées ou déplacées.
Dans le cadre de la guerre de libération algérienne, les forces armées algériennes se livrèrent aussi à des exactions extrêmement cruelles contre les colons européens ainsi que contre des civils musulmans, bien que le nombre de victimes civiles fut infiniment moindre par rapport au nombre de civils algériens tués par les troupes françaises.
Dans son livre Blood and Soil: A World History of Genocide and Extermination from Sparta to Darfur (2007), l’historien Ben Kiernan, de l’université de Yale, estime le nombre d’Algériens massacrés dans les trente premières années de la conquête de l’Algérie entre 500 000 et un million, soit près d’un tiers de la population globale.
Dans son livre Blood and Soil: A World History of Genocide and Extermination from Sparta to Darfur (2007), l’historien Ben Kiernan, de l’université de Yale, estime le nombre d’Algériens massacrés dans les trente premières années de la conquête de l’Algérie entre 500 000 et un million, soit près d’un tiers de la population globale. Un chiffre similaire à ce que l’on retrouve dans les travaux du politologue Olivier Le Cour Grandmaison dans son ouvrage Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l’Etat colonial (2005). Ce bilan ahurissant de victimes a fait s’interroger de nombreux historiens sur la possibilité de qualifier cette période de génocide. Le nombre de civils algériens tués par les forces françaises pendant la guerre d’Algérie est difficile à évaluer avec précision. Comme le rappelle Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS et autrice de L’Histoire de la guerre d’indépendance algérienne (2005), plus un massacre est massif, plus il est dur d’avoir des chiffres précis, mais les estimations se situent entre 300 000 et 500 000 morts.
Il est donc légitime de considérer que les Algériens ont dû subir, plusieurs centaines de fois, des massacres de la part des forces occupantes.
Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora rappellent qu’ “en Algérie, les Français sont les premiers à faire des bombes au napalm un usage régulier”, y compris contre des villages.
Dans les réactions outrées aux propos de Jean-Michel Aphatie, certains semblent considérer que ce qui fait la spécificité d’Oradour-sur-Glane n’est pas tant le fait de massacrer des villageois que la méthode, c’est-à-dire de les avoir brûlés vifs – ce qui serait donc, selon eux, d’une toute autre nature que de tuer des civils par asphyxie comme durant les enfumades. Mais là aussi cela ne tient pas longtemps face à la réalité historique, Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora rappelant qu’“en Algérie, les Français sont les premiers à faire des bombes au napalm un usage régulier”, y compris contre des villages – ce qui revient littéralement à brûler vives les victimes.
Il n’existe donc aucun doute : l’armée française a bien commis en Algérie des massacres s’apparentant à celui d’Oradour-sur-Glane, exterminant des villages entiers en représailles aux actions de la résistance. Ce fait, attesté par les historiens et les témoignages de soldats français eux-mêmes, ne devrait pas être sujet à controverse. Pourtant, dans une France qui continue de nier ou de minimiser ses crimes coloniaux, le simple rappel de cette réalité historique suffit à déclencher des réactions outrées de la part de l’appareil médiatique et politique, toujours prompt à défendre une vision mythifiée de l’histoire nationale. Ce déni n’est pas anodin. Il traduit une volonté persistante d’occulter les fondements violents de la colonisation et d’éviter de comprendre ce que fut l’empire français : un régime d’oppression fondé sur la terreur et le massacre.
