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À la ligne : chronique de l’exploitation mais sans révolution ?


En 2019 sortait un roman particulier, À la ligne de Joseph Ponthus. Particulier au plan formel d’abord, puisqu’écrit en vers libres, mais également par son contenu puisque Ponthus, qui nous a malheureusement quitté deux ans seulement après la publication de ce roman des suites d’une maladie, y racontait sa vie d’ouvrier intérimaire avec une crudité rare. L’ouvrage s’est étonnement bien vendu, a reçu des prix, son auteur été invité sur les plateaux télés… D’un coup, le petit monde culturel semblait redécouvrir l’existence de la littérature ouvrière. Et ce succès a quelque chose d’interpellant. 

Jospeh Ponthus est éducateur spécialisé de formation. Son devenir d’ouvrier, il le doit à un aléa de la vie : Ponthus est tombé amoureux d’une femme. Pour la rejoindre, il déménage en Bretagne, où elle réside. Ne trouvant pas de travail, il est contraint de se replier vers l’intérim. Commencent alors pour lui les petits boulots dans l’industrie alimentaire : Ponthus travaille notamment dans un abattoir ou dans une usine réfrigérée où sont triées les pêches de la nuit précédente. Son récit est rythmé par la haine du réveil matin, la boule au ventre à l’embauche, la peur inhérente à la précarité, les clopes qui s’enchainent à la pause café, les pressions de la hiérarchie, l’effritement des corps et, aussi, les quelques victoires arrachées à l’aliénation, comme lorsque Ponthus et ses collègues profitent  du fait que leur chef ait le dos tourné pour glisser dans leurs poches quelques langoustes, maigre et illégal complément à leurs salaires.

La réalité de l’exploitation

La première lecture d’À la ligne est particulièrement marquante en tant qu’elle montre ce qu’on ne voit plus depuis longtemps en littérature : les conditions difficiles de travail, et ce qu’elles font au corps comme à l’esprit. Au sujet du travail de nuit par exemple, Ponthus écrit ceci :

À quelle heure se lever se coucher faire une sieste

manger boire un café ou l’apéro

Je pensais tout décaler de douze heures 

J’embauche à vingt et une heure donc c’est 

comme si c’était neuf heure du matin et le reste

suit au niveau correspondance horaire

Fin du taf à cinq heures soit dix-sept heures

Mon cul

L’organisme est autant perdu que moi dans cette nouvelle usine

Certes ça ne fait que deux jours les automatismes

ne sont pas encore là mais la nuit bordel

Il y a dans ces lignes un air d’exposé zolien des souffrances liées au travail – la distance naturaliste en moins. Comme Zola, Ponthus a d’ailleurs intégré le panthéon du « littéraire de gauche » : on se l’offre comme on se passerait un témoignage rare, donc précieux. De fait, l’ouvrage est bon et intéressera quiconque est un peu sensible à la cause sociale. Et puis, Ponthus est incontestablement un camarade politique : son roman est, entre autres, dédicacé « aux prolétaires de tous les pays, aux illettrés et aux sans-dents ». Il s’inscrit par cette formule dans la tradition marxiste, c’est-à-dire une tradition révolutionnaire. Il ne craint pas, d’ailleurs, de mettre le doigt sur les causes structurelles de son malheur :

Il n’empêche

J’y vois plus qu’un symbole

Celui du capitalisme qui jamais n’arrivera

totalement à oublier

Ses racines les plus profondes

Le patron tout-puissant

Ayant droit de vie et de mort sur une carrière 

ouvrière 

Comme aux bons vieux temps de la Troisième 

République

Quand les enfants bossaient 

À la mine 

Ou ailleurs

Le prolétaire exemplaire

Seulement voilà : malgré ce tableau qui a tout de l’idylle gauchisante, À la ligne a les défauts de ses qualités. Il est un précieux témoignage… mais il n’est qu’un témoignage. Si le roman peut se résumer à un long étalage des souffrances au travail, il ne propose pas de pistes de rébellion. L’œuvre laisse finalement le lecteur dans une posture passive : il assiste aux horreurs, il est vraisemblablement désolé, mais aussi impuissant. On est tenté de penser : « c’est terrible, mais c’est comme ça ». La réception médiatique de l’œuvre en témoigne d’ailleurs : on ne récolte pas les louanges des plateaux bourgeois (le livre a été primé par RTL, tandis que dans « La grande librairie » sur France 5, il a été présenté comme « une cantate […] sublime ») si l’on fait une œuvre qui menace le système capitaliste. La révolte, chez Ponthus, est de toute façon reléguée au stade de rêve aux allures comiques, c’est-à-dire qu’elle est une idée éloignée de toute perspective concrète :

J’éclate de rire à un moment

J’imagine un black bloc de l’abattoir avec un

détournement de tout le matos qu’on a dans l’usine 

Scies couteaux crochets transpalettes jets d’eau 

haute pression e tutti quanti

Un beau cortège de tête efficace que ça ferait

Pas une manif d’étudiant

Un chef me demande à mon rire si je vais bien

« Oui c’est rien c’est nerveux tu comprends pas

beaucoup de monde aujourd’hui et rien qui ne va 

Autant en rire

T’as raison vaut mieux le prendre comme ça 

Il y a en fait dans À la ligne une chose que la bourgeoisie adore : le syndrome du « bon prolo », celui qui en chie mais qui s’accroche (et qui, en témoigne l’extrait cité plus haut, reste poli avec le chef même quand il fantasme un black bloc). Pour peu, on pourrait même se dire qu’il y a quand même de jolis moments malgré l’adversité, du genre de ceux qu’adorent les bourgeois dans leurs fictions pleines de sentiments niais et inoffensifs sur les travailleurs précarisés :

À la pause je file donc un bonbon à chacun

« Tu vas pas déjà repartir quand t’es juste rentré d’une semaine

Alors bon anniversaire »

Ça suçote son bonbon avec les yeux ronds de la joie enfantine

Et puis, même s’il serait injuste de le reprocher à Ponthus, il est un travailleur lettré. Le roman s’ouvre sur une citation d’Apollinaire puis est bardé de références à la prépa littéraire de l’auteur, à « Racine Corneille Hugo Genet Proust Céline / Du Bellay La Fontaine / Et Beckett », le tout entrecoupé de pensées aux « vers de Shakespeare ». À Céline, justement, Ponthus emprunte l’un des plus célèbres incipit de la littérature française, le « ça a débuté comme ça » qui ouvrait Voyage au bout de la nuit. En bref, par sa forme versifiée et ses références explicites, Ponthus fait une œuvre qui rentre dans les canons esthétiques de la bourgeoisie. Même les mentions faites à la culture populaire, comme Johnny Hallyday ou Jacques Brel, désignent en fait des figures que la bourgeoisie a depuis longtemps adoubées. Et à ceux qui diraient que Ponthus cite également le groupe de rap NTM, on leur accordera volontiers ce point, tout en rappelant que Didier Morville ne fait plus trembler grand monde depuis qu’il a été juré du télé-crochet « Nouvelle Star ». 

L’auteur n’est pas en faute ici : son parcours étudiant l’a mené en khâgne, et il est logique qu’il traverse l’épreuve du travail en s’aidant de ses références culturelles. Mais au « bon prolo » qui accepte docilement son sort s’ajoute le spectre du « prolo cultivé » dont raffole la gauche culturelle : un travailleur fantasmé qu’elle peut tolérer en souriant car même s’il râle un peu, il a tout de même de bons gouts esthétiques – vous reconnaitrez là une figure récurrente des films dans lesquels joue Vincent Lindon. Autrement dit, le propos comme la forme d’À la ligne sont finalement « bourgeois compatibles ».  

Une question de rapport de force

À la ligne et sa réception interrogent en fait notre vision de « l’art social », et même du rôle qu’on attend que joue l’art dans le rapport de force social. Rapporter les difficultés de la vie provoquées par le système capitaliste, est-ce suffisant pour le changer ? De toute évidence, non, n’en déplaise aux bourgeois adeptes des « œuvres qui dénoncent ». Nulle loi adoucissant les conditions de travail n’est advenue après le livre de Ponthus – comme aucune loi régissant le travail minier n’était venue après le Germinal de Zola. La transformation sociale n’est pas qu’affaire de représentation. Sans en dénigrer l’importance, seul le rapport de force concret contre la bourgeoisie peut permettre de transformer la société – pour reprendre l’exemple zolien, les luttes menées par les mineurs ont eu bien plus d’effet que Germinal ! Une œuvre véritablement pertinente politiquement doit ainsi dépasser le simple stade de la représentation et s’insérer véritablement dans l’exercice de la lutte politique, pousser à l’action, voire être en elle-même sa propre action subversive. C’est par exemple le cas de Querelle de Kév Lambert, paru en 2019, qui met en scène une grève des plus offensives, ou du recueil de Benjamin Péret Je ne mange pas de ce pain-là, publié en 1936, dont les poèmes sont tous des charges explicites et virulentes contre la bourgeoisie, le capitalisme et la bonne morale catholique.

Le roman de Ponthus en est loin. Il n’en demeure pas moins précieux en tant qu’éruption de réalité dans le monde embourgeoisé des Lettres. Il convient toutefois d’en cerner les limites et d’en accompagner la lecture par une action politique bien réelle. C’est, après tout, la meilleure façon d’accomplir le vœu d’union des prolétaires cher à son regretté auteur. 

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Guillaume Bolzinger
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