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Après le succès de 18 septembre, ni supplique, ni routine, construire un mouvement conquérant

18 septembre

Le 18 septembre a déjoué beaucoup de pronostics et a été un grand succès. Contrairement à ce que nous aurions pu imaginer il a été davantage suivi que le 10, malgré le peu d’entrain des directions syndicales. Il a rassemblé jusqu’à un million de manifestants et paralysé des secteurs clés comme les transports parisiens, à un niveau qu’on n’avait plus vu depuis 2019. Cette réussite est surtout celle des bases qui ont poussé à l’action. C’est déjà une leçon.

Le mouvement qui a débuté le 10 septembre n’a rien d’anecdotique. Il n’est ni une réplique des Gilets Jaunes ni un simple copier-coller de 2023. Il conjugue la massivité du mouvement de 2023 mais avec des formes d’action plus radicales : blocages, appel à des grèves régulières et reconductibles plutôt que des simples « journées saute-mouton ». Des leçons ont, semble-t-il, été tirées par la population, à contrario de l’intersyndicale qui reprend sa “stratégie” de la supplication auprès des macronistes et tente de dévitaliser le mouvement en ne faisant que “menacer” de nouvelles grèves. 

Face à cela, le pouvoir macroniste ne répond que par la fuite en avant. La nomination de Lecornu à Matignon traduit l’incapacité de Macron à comprendre ce qu’il se passe. Comme si la crise politique, profondément structurelle, se réglait à coups de chaises musicales. Comme si les Français rejetaient Bayrou pour sa personnalité (certes très pénible) et ses casseroles personnelles, et non pour les politiques qu’il incarnait et poursuivait. La macronie, privée de base sociale, n’a aujourd’hui plus que deux ressources : l’appareil répressif et les combines institutionnelles.
Sur la répression, il est donc à craindre que celle-ci s’accentue. Cela a déjà commencé avec des dizaines de garde-à-vue, des manifestantes et manifestants tabassés et gazés. La présidence Macron a marqué un saut qualitatif dans la brutalisation des mouvements sociaux. Elle a atteint des niveaux inédits dans les “démocraties” européennes depuis plus de vingt ans (il faut probablement remonter à Gênes en 2001, où la police italienne avait réprimé avec une brutalité absolument inouïe la mobilisation contre le G8, pour trouver un niveau de violence comparable ou supérieur).  Ce niveau de brutalisation n’est d’ailleurs plus complètement contrôlable : la police, extrême droitisée, a profité de la faiblesse du pouvoir pour gagner en autonomie (y compris politique) et en impunité (qui est désormais totale). Mais cette fois, les images passent. La vidéo de cette jeune femme tabassée à Marseille a circulé dans les médias, (eux-mêmes incapables de trouver la sempiternelle « violence des manifestants » à mettre en miroir), là où, pendant les Gilets jaunes, les violences policières avaient mis des mois à percer le mur médiatique. 

De son côté, et sans surprise, le Rassemblement National s’est rangé dans le camp du patronat. Pas de soutien aux grèves ni aux blocages : l’extrême droite n’a rien à gagner à s’aventurer sur un terrain où ses thèmes de prédilection sont absents. Au moment des Gilets jaunes, le RN s’est retrouvé dans un grand écart impossible qui a contribué à marginaliser l’extrême droite au sein du mouvement. Comment vouloir incarner « l’ordre » et être un soutien indéfectible de la police et en même temps soutenir des mouvements qui appellent au blocage de l’économie, où le rapport de force peut parfois passer par des destructions matérielles, où les violences policières sont courantes ? Cette fois le RN ne s’y est pas risqué. Il a bien compris que le mieux pour lui était de rester relativement silencieux en espérant capitaliser un petit peu sur la détestation de Macron.
Ensuite le RN prépare 2027. Pour se faire il doit être accepté par des franges importantes du capital français pour incarner une succession crédible à Macron. Le RN est donc dans une entreprise de séduction du grand patronat, et se débrouille assez bien. Au-delà des célèbres milliardaires d’extrême droite (Bolloré, Sterin…) c’est le Medef, le syndicat patronal, qui lui déroule désormais le tapis rouge. On entendait récemment son ancien président dire qu’il craignait bien plus Mélenchon à Bardella. Mais tout cela implique de donner des gages. Jordan Bardella a déjà largement commencé à le faire en acceptant de « différer » (c’est-à-dire y renoncer) l’abrogation de la réforme des retraites s’il était nommé premier ministre dans le cadre de son accord avec Eric Ciotti. Ce refus de soutenir les manifestations va dans le même sens : il s’agit de ne pas effrayer le patronat que le RN est en train de draguer. Cela est d’ailleurs révélateur : le RN ne craint pas de perdre son électorat populaire en ne soutenant pas les mobilisations – ce qui souligne qu’il a bien compris que ce n’est pas son vague ouvriérisme et vernis social initié par Philippot qui mobilise son électorat mais bien la xénophobie.
Dans les faits, Le Pen n’a que peu à tirer des conséquences possibles d’une extension du mouvement si celle-ci se traduisait par des législatives ou une présidentielle anticipée. Une dissolution maintenant pourrait apporter au RN davantage de députés, mais c’est avant tout 2027 que le RN vise. Une démission anticipée ou une destitution de Macron ne ferait pas complètement ses affaires non plus car Le Pen a été rendue inéligible avec exécution provisoire et son procès en appel n’arrivera qu’en février 2026. 

Le patronat se range du côté de l’extrême droite, qui lui rend bien. Cela passe notamment par une condamnation du mouvement.

La gauche, cette fois, n’a pas raté le train. Frustration Magazine a fait partie des premiers médias classés « à gauche », avec d’autres (Contre Attaque, Cerveaux non disponibles…) à soutenir le mouvement. Initialement cela a été assez mal reçu par des segments de la gauche bourgeoise, qui nous ont harcelé sur les réseaux sociaux, en nous accusant de « soutenir des fascistes », d’être des « fascistes » nous même, des « confus », des « conspirationnistes »…car la presse mainstream leur avait dit que le mouvement était d’extrême droite et, parce que habitués à la passivité la plus totale, ils ne savent pas qu’un mouvement n’est jamais rien d’autre que ce qu’on en fait.
Mais assez vite les bases syndicales ont appelé au mouvement, suivi de près par la direction de l’intersyndicale qui a mollement convié à une journée de mobilisation le 18 septembre. Puis de LFI au PS, chacun a fini par reconnaître la force du mouvement, quand bien même avec frilosité et souvent par opportunisme. La peur de revivre l’erreur commise face aux Gilets Jaunes a pesé : difficile de s’opposer à une colère populaire aussi massivement exprimée, particulièrement quand celle-ci est fondée sur des questions de travail, économiques et sociales.

Toutefois la direction de l’intersyndicale a, sans vraiment de surprise, repris sa routine de 2023, et tente de temporiser le mouvement au maximum ce qui revient à le démoraliser et à l’impuissanter. Dans mon entretien avec Alessi Dell’Umbria, celui-ci revenait sur la notion de “racket”, lorsque des bureaucrates s’érigent en représentants d’une catégorie de la population puis finissent très vite par avoir des intérêts divergents de celle-ci en vivotant sur le dos de l’organisation. Il en voyait un exemple avec le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 : “Alors le mouvement contre la réforme des retraites, c’est vraiment l’illustration la plus éclatante de l’impuissance organisée par les bureaucraties syndicales. Une participation énorme aux manifestations, comme on n’en avait plus vu depuis longtemps, même lors de la mobilisation contre la Loi Travail au printemps 2016, avec des sondages assurant le soutien des trois quarts de la population, bref les conditions subjectives étaient réunies. Et ça a débouché sur quoi ?….(…) Les syndicats sont là pour mettre en scène la protestation, et une fois la représentation terminée, en fin de parcours, dispersion et tout le monde rentre chez soi.” Il y a donc un enjeu fort à ne pas attendre les directives de la direction de l’intersyndicale (plein de syndiqués sont aussi révoltés par cette captation bureaucratique) qui est, de facto, dans un rapport de complicité avec le pouvoir et dans un syndicalisme complètement apolitique (comme si l’on pouvait traiter avec Lecornu…). Nous sommes très nombreuses et nombreux, déterminés, il est donc impératif ne pas se laisser embarquer dans la spirale infinie de loose dans laquelle des bureaucrates mollassons et nuls tentent de nous enfermer. Pour se faire, une seule solution : rejoindre les collectifs du 10 septembre, les AG des entreprises ou des quartiers, s’allier avec les bases syndicales. Il faut certes s’organiser, mais en refusant la verticalité et la bureaucratisation qui font le nid de la trahison et de la corruption. 

Les Wooblies aux Etats-Unis au début du XXe siècle furent l’exemple d’un mouvement de travailleurs qui refusait la verticalité et la bureaucratisation

Reste la question : que veut-on gagner ? Défendre, oui : obtenir le retrait total des mesures d’austérité. Mais surtout conquérir. Car faire grève, bloquer, perdre des journées de salaire ne se fait pas seulement « contre », mais pour quelque chose de positif. Pour la retraite à 60 ans (plutôt qu’une simple “abrogation” de la dernière réforme). Pour des augmentations substantielles de salaires et du smic, et pour l’indexation sur l’inflation. Pour la réduction du temps de travail. Pour une démocratie réelle. Voilà des pistes concrètes.
Le départ de Macron est à double tranchant. Si celui-ci n’est qu’une résolution institutionnelle d’une crise pourtant structurelle, qui n’aboutit qu’à l’élection d’un nouveau macroniste pour « faire barrage » ou bien d’un lepéniste, cela n’aura aucun effet positif pour notre camp social. Si toutefois cela signifiait la fin de la Ve République, cela serait très intéressant. Si des mesures d’austérité entraînent le départ d’un gouvernement puis d’un président, et même la fin d’un régime, cela laissera une trace forte, un traumatisme pour les capitalistes en France et en Europe. Et les politiciens hésiteront à deux fois avant s’y lancer trop frontalement.  Depuis dix ans, la France connaît une conflictualité de classe que nos voisins européens nous envient souvent, mais qui s’est traduite par peu de victoires. Pour que notre camp social retrouve confiance en lui-même, il faut transformer la colère en victoire. La puissance est là. La stratégie aussi : paralyser l’économie par des grèves reconductibles, partout mais en particulier dans les secteurs stratégiques, associées à des blocages sous d’autres formes. Il est évident que le mouvement agrège des contestations de secteurs pluriels et de différents types et il ne s’agit pas d’avoir un mot d’ordre unique, mais l’important est que celui-ci s’affirme comme conquérant. Espérons continuer dans cette voie. 

Cet édito est largement adapté de la discussion de Rob Grams avec le journaliste italien Stefano Minisgallo, disponible ici

https://frustrationmagazine.fr/os-cangaceiros-entretien-alessi-dellumbria
https://frustrationmagazine.fr/video-10-septembre-revolution-permanente
https://frustrationmagazine.fr/video-10septembre-rob-grams-anasse-kazib-elsa-marcel-revolution-permanente-paul-morao
Rob Grams
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
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