logo_frustration
U

En novembre 1985 sortait le premier album solo du chanteur du groupe The Police, Gordon Matthew Thomas Sumner, plus connu sous le nom de Sting. Dans cet album se trouve la chanson “Russians” qui est sortie en single en France et s’est rapidement hissée au rang de hit pendant 19 semaines consécutives. Dans les années 90, elle passait encore couramment à la radio. 

C’est dans ce contexte que je l’ai entendue pour la première fois, alors enfant. C’est aussi la première fois que j’ai entendu parler des Russes et de la Russie. Nous étions en voiture avec ma grand-mère et c’est elle qui nous a expliqué, à ma sœur et moi, la signification des paroles. Sans doute avons-nous été intrigués par le ton grave et l’arrangement musical de cette chanson – inspiré d’une suite orchestrale du compositeur russe Prokoviev – qui détonnait avec la variété de l’époque.

Ma grand-mère nous a expliqué que les Russes voulaient faire la guerre, que les tensions étaient alors au plus haut et que Sting espérait qu’ils aiment aussi leurs enfants (“I hope the Russians love their children too”). Je crois qu’elle nous a raconté aussi le passage où Sting exprime le fait que nous partageons avec les Russes la même humanité même si nous n’avons pas la même idéologie (“We share the same biology, regardless of ideology”). C’est peu après que j’ai appris l’existence de la bombe atomique, une menace que mes parents me décrivaient comme dépassée, la Russie étant alors en plein délitement, dirigée par Boris Eltsine, un président passablement alcoolique.

“How can I save my little boy from Oppenheimer’s deadly toy?”
(“Comment protéger mon enfant du jouet mortel d’Oppenheimer ?”)

Cette conversation se déroulait longtemps après la chute de l’Union Soviétique, mais au moment où le tube de Sting est sorti, les tensions entre l’OTAN et la Russie et ses satellites étaient au plus haut. La crise dites des euromissiles battait alors son plein : le déploiement de missiles américains en Europe en réaction à la modernisation de l’arsenal soviétique aux frontières de l’Europe de l’Ouest provoquait de fortes tensions après une relative accalmie de la guerre froide.

La chanson de Sting raconte l’inquiétude d’une vie passée sous la menace d’une bombe atomique possédée par plusieurs grandes puissances antagonistes (“How can I save my little boy from Oppenheimer’s deadly toy?” – “Comment protéger mon enfant du jouet mortel d’Oppenheimer ?”) et dont les dirigeants tiennent en main notre destin collectif. Ce vertige est parfaitement décrit par les paroles et souligné par la gravité de la musique. Le clip, en noir et blanc, assez angoissant, relaie lui aussi cette peur de la guerre nucléaire.

Sting rappelle deux vérités trop vite oubliées en temps de guerre ou de tensions internationales

  • There’s no such thing as a winnable war / It’s a lie we don’t believe anymore (Il n’y a pas de guerre gagnable / C’est un mensonge auquel nous ne croyons plus) : à une époque où les grandes puissances possèdent l’arme nucléaire, tout conflit ouvert conduit à une destruction mutuelle. Et surtout, aucune puissance nucléaire ne peut être défaite sans que sa défaite n’entraîne celle de tous les autres, car le prix sera trop élevé. Cela reste vrai, et nous le répétons tant que nous pouvons : penser que dans les tensions actuelles avec la Russie, la victoire totale serait possible est une idiotie ou une posture inconsciente.
  • We share the same biology, regardless of ideology (Nous partageons la même biologie, quelle que soit notre idéologie) : toute guerre tend à nier l’humanité des ennemis. Il faut au moins ça pour se sentir bien avec la violence qu’on leur inflige, comme on le voit à Gaza, dont la population a été comparée à des “animaux humains” par le ministre de la défense israëlien. Parler de notre commune humanité, c’est accepter l’idée que même quand des pays adoptent – de gré ou de force – des pensées politiques et morales que nous réprouvons, souhaiter leur destruction totale reste fondamentalement inhumain.

Longtemps j’ai pensé que le pacifisme était un combat facile, un peu niais, ultra consensuel. C’est tout l’inverse : ces derniers mois, en écrivant sur la situation internationale, au Proche-Orient comme en Ukraine et en Russie, nous nous rendons bien compte qu’il est très compliqué de défendre une position de paix. Quand le discours guerrier envahit tout, les pacifistes sont systématiquement associés à l’ennemi. Chercher à comprendre la situation plutôt que d’attribuer tous les torts aux ennemis, c’est déjà de la “complaisance coupable”. Rappeler qu’il ne faut pas essentialiser les populations, que la population palestinienne n’est pas coupable de l’attaque du 7 octobre 2023 et que les juifs ne peuvent pas être tenus responsables des exactions du premier ministre israélien, c’est déjà trop. Expliquer que l’attaque par drones de l’Iran contre Israël est une réplique à la destruction du consulat iranien à Damas et citer tous les experts qui affirment que l’attaque a été conçue pour ne pas faire de gros dégâts, c’est s’exposer à recevoir des messages haineux nous associant à l’atroce régime iranien.

There’s no such thing as a winnable war / It’s a lie we don’t believe anymore”
(“Il n’y a pas de guerre gagnable / C’est un mensonge auquel nous ne croyons plus”)

Défendre la paix n’est pas consensuel. Dans les pays capitalistes, de nombreuses personnes ont des intérêts directs à ce qu’elle n’ait pas lieu. L’industrie de l’armement, pour commencer, qui se porte très bien : “depuis que je suis élu, on a doublé les commandes militaires”, se réjouissait Emmanuel Macron le 11 avril dernier. De nombreux politiciens comme lui ont intérêt à la guerre, car elle leur permet de tenir des postures offensives quand tout ce qu’ils font le reste du temps est d’écraser le pays sous le joug des puissances de l’argent. 

Le pacifisme reste un combat. La chanson de Sting, bien que très modérée dans le fond, participe d’une culture de la paix qui repose sur des constats qui semblent simples à formuler mais qui sont en réalité très difficiles à défendre publiquement en temps de guerre. À l’heure où la majeure partie de notre classe politique soutient un nettoyage ethnique à Gaza et tient des discours guerriers à l’encontre de la Russie ou de l’Iran, il nous faut raviver cette culture populaire du dégoût de la guerre.


Nicolas Framont


abonnement palestine israel