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Hier soir, le Premier ministre est venu sur TF1 l’annoncer : pour faire face à l’inflation massive des prix de l’énergie (en particulier l’électricité et le carburant), le gouvernement va accorder une prime ponctuelle de 100€ à chaque personne gagnant moins de 2000€. Elle arrivera en décembre pour les salariés, en janvier pour les indépendants et “un peu plus tard” pour les autres, notamment les chômeurs, allocataires du RSA, les petits retraités etc., c’est-à-dire les gens qui en ont potentiellement le plus besoin mais dont ce gouvernement se fout royalement. Après tout, les chômeurs qui s’inscrivent à Pôle Emploi vont être largement moins indemnisés que précédemment, le gouvernement a le mérite de la cohérence en les servant en dernier. Qu’ils crèvent, en somme.

Les primes ponctuelles, toutes celles et ceux qui ont déjà travaillé dans une entreprise privée le savent : c’est l’entourloupe patronale par excellence. Ce n’est pas une augmentation de salaire, ce n’est pas une indemnité pérenne ou un 13e mois, c’est le fait du prince. Et dans une entreprise, tout le monde n’en bénéficie pas de la même façon. “Désolé Nadia, les standardistes n’ont pas droit à la prime cette année”, “Désolé José, pour les sous-traitants de l’entretien ce sera en février plutôt”. La prime, contrairement aux augmentations de salaires collectives, divise les gens. Les personnes qui gagnent plus de 2000€ et qui se saignent aussi actuellement pour faire le plein ou payer leurs factures auront bien le seum. Les moins solidaires d’entre eux auront beau jeu de dire que “c’est toujours pour les mêmes de toute façon”. Les riches ? Ai-je l’habitude de demander quand des collègues me disent ça.

Non, les pauvres, enfin. Car le gouvernement et la classe qu’il représente veulent d’abord que l’on se juge et se compare entre nous. Bien sûr qu’ils sont pour le partage des richesses : entre ceux qui gagnent moins de 3000€ et ceux qui sont sous le seuil de pauvreté. D’ailleurs cette prime, c’est nous qui allons la payer sur nos impôts et les économies réclamées à nos services publics, tout comme la “prime Macron” défiscalisée et nette de charge que notre bon prince nous avait accordé après le mouvement social des Gilets jaunes. Ou la prime d’activité, augmentée dans les mêmes circonstances. Les membres de la bourgeoisie considèrent qu’ils ne vivent pas dans le même marais que nous autres. Ils ne disent “nous sommes tous dans le même bateau” que quand il s’agit de nous soutirer de l’argent pour sauver leurs banques ou des heures supplémentaires pour sauver leurs boîtes. Le reste du temps, ils “optimisent” leur fiscalité pour contribuer le moins possible au fonctionnement collectif : la dernière entourloupe en date s’appelle les “CumEx Files” et concerne de la fraude à la fiscalité sur les dividendes, 33 milliards d’euros perdus pour les citoyens en 20 ans tout de même. Et ce, tout en continuant de se faire appeler “créateurs de richesse”, pourquoi s’emmerder ?

Le gouvernement a une contrainte majeure à laquelle il se tient : Ne Jamais Demander de l’Argent aux Patrons et aux Actionnaires. Pas besoin de post it en haut à droite de leur écran pour s’en souvenir : ce besoin vital coule dans leurs veines depuis la fin du XVIIIe siècle. Par conséquent, pour maintenir la paix sociale il y a besoin d’un Etat charitable qui colmate les brèches créées par le capitalisme en versant de l’argent à droite à gauche histoire que tout le monde ne crève pas de faim. Il est toutefois nécessaire pour les bourgeois qu’un petit nombre de gens crèvent de faim mais pas tous : qui irait travailler sinon ?

Surtout Ne Pas Parler des Salaires est le précepte corolaire du premier. La majeure partie des candidats à la présidentielle se tiennent à ce 2e commandement de la classe bourgeoise qui leur assure le soutien de leurs gros donateurs et de leur réseau. Zemmour sans son discours néolibéral n’est qu’une crevette viriliste destinée à publier des bouquins truffés de mensonges historiques toute sa vie. Faire Travailler Les Gens Plus et Plus Longtemps est le 3e commandement. Zemmour s’y tient, ainsi que toute la droite, Macron, et même à “gauche” Arnaud Montebourg pense qu’il ne faut surtout pas réduire le temps de travail.

Laisser Le Capital Se Faire du Blé sur le dos des travailleurs et des consommateurs : commandement numéro 4, qui implique la dérégulation des ressources essentielles comme l’énergie de façon à ce que des tas de gens se servent au passage. On appelle ça “ouvrir à la concurrence” mais il s’agit surtout d’ouvrir au profit, la concurrence attendra. Le prix de notre énergie subit le coût du capital mais il ne faut surtout pas en parler. Proposer de bloquer les prix ou de les baisser fait de vous un fou dangereux. “Et vous allez faire quoi Jean-Luc Mélenchon, bloquer le prix de 5 fruits et légumes ?” s’est exclamée Léa Salamé, profondément choquée par la proposition du candidat insoumis, bien davantage que par l’enthousiasme orgasmique de sa profession pour un nostalgique de Pétain.

Alors évidement, la classe sous-bourgeoise, toujours au top pour remuer la queue au pied de ses maîtres, vous dira que 100€ ce n’est tout de même pas mal voire “mieux que rien” (à condition que vous ne le dépensiez pas en promo Nutella, cigarette et mauvais whisky, pense-t-elle secrètement). “Ils ont eu la prime d’activité, maintenant qu’ils rentrent chez eux” pestaient un retraité du monde de l’art auprès de ma mère, après le “petit coup de pouce” de notre bon roi en janvier 2019. Même esprit du côté de nos journalistes “neutres” : France Info ouvre son article d’explication du dispositif “100 balles et un mars” par cette formule neutre et objective : “Un coup de pouce plus que bienvenu pour des millions de Français”. Ah d’accord. Nous, on aura introduit notre papier “factuel” par “Une aumône bien humiliante pour les Français et un doigt d’honneur à celles et ceux qui ne la toucheront que dans 3 mois“. Chacun ses “faits”, chacun sa classe.

Que répondre à cette nouvelle offense ? Après tout, un sou est un sou et oui, 100€ ça soulagera. Jusqu’à ce que CNews et Valeurs Actuelles lancent une polémique sur telle mère de famille voilée qui aurait acheté des Golden Grams avec plutôt que de payer sa facture d’énergie. Ces gens sont toujours prêts à nous faire regretter l’argent qu’ils nous versent, même quand il nous est dû. Ce n’est pas pour rien que le non recours aux allocations se développe : chacun a sa fierté et quand recevoir de l’aide expose au jugement moral de la classe dominante et des fidèles de son clergé on peut être tenté de se débrouiller autrement.

Ici, qu’est-ce qu’on a tellement hâte de vivre le moment où la bourgeoisie expropriée de ses moyens de production et de ses titres viendra quémander quelques financements pour pouvoir filmer son spleen, quelques deniers publics pour retaper sa dernière résidence secondaire encore debout et que le gouvernement du peuple lui dira “Ok mais, à la première Rolex achetée compulsivement, on vous coupe les vivres” !

Alors, 100 balles et un mars ou 100 balles et 65 millions de Marx ?


Nicolas Framont