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Depuis quelques mois, je me passionne pour une téléréalité d’un nouveau genre : “L’Agence, l’immobilier de luxe en famille”, diffusé depuis 2020 sur TMC. Il faut regarder l’Agence, au moins une fois dans sa vie, ne serait-ce que pour goûter à l’originalité de cet objet télévisuel qui mêle gros riches, gros rap, Stéphane Plaza et les Kardashian à la française. 

Une plongée dans le monde de l’immobilier de luxe

L’Agence, c’est une famille somme toute lambda qui a décidé de se consacrer à l’immobilier de luxe. Il y a Majo la grand-mère, Sandrine et Olivier, les parents, et les 4 fils, Martin, Valentin, Louis et Raphaël, ainsi que leurs compagnes et enfants respectifs. On suit à chaque nouvel épisode leurs aventures familiales et immobilières : entre clients difficiles (le dressing ne peut ABSOLUMENT pas accueillir 400 pièces, on s’est mal compris là), et dramas internes (le fils n°2 décide de s’installer à New York pour ouvrir une antenne, le n°3 à Barcelone, comment les deux autres fils vont pouvoir gérer tout le travail à Paris ?). Car oui, l’Agence, c’est avant tout des gens qui bossent. Qui bossent énormément, qui sont crevés, stressés. Et en même temps, quand on voit leurs clients, on est un peu crevés nous aussi. 

Leurs clients sont des entrepreneurs ou des héritiers, des rentiers, des aristocrates, mais aussi des people, comme Luchini, Berléand, Deutsch, et d’autres. C’est 50 nuances de bourgeois, avec un point commun : un gros, gros compte en banque, des milliers, que dis-je, des millions à disposition. On observe ces gens visiter des palaces, des villas, des châteaux, des hôtels particuliers, des maisons d’architecte, des penthouses new-yorkais, hésiter, critiquer, être sous le charme. Il y a des piscines à débordement, des piscines intérieures, des piscines partout. Des zones d’atterrissage pour hélicoptères. Car oui, les riches se déplacent parfois en hélicoptère, quand ils vivent dans des zones reculées (bah ouais pas le choix). Heureusement, ce sont quand même des gens préoccupés par l’environnement, donc certaines villas sont éco-responsables et le bois d’acajou est 100% local (“c’était important pour mon mari et moi, l’authenticité, le fait de respecter la nature”). Ces gens nous sont montrés riches, beaux, créatifs, travailleurs, parfois sympathiques et rigolos, et écolos en plus! Pas étonnant que les pauvres soient autant maltraités, à côté ils ne font vraiment pas envie1

Le montage est surprenant et a lui aussi son utilité : à chaque changement de lieu au cours de l’épisode s’affiche en gros sur l’écran l’endroit où on se trouve, style “BOULOGNE”, “PARIS”, “NEW YORK”, avec du rap américain en fond sonore, saupoudrant alors cette charmante bourgeoisie tout en Prada à la recherche du manoir de ses rêves d’un délicieux vernis gangz. Parfois, les biens immobiliers sont carrément paumés, lorsqu’il s’agit de dénicher des superbes villas pour les riches qui veulent une retraite oklm au vert, à l’abri des regards.

Ce qui donne des plans tout à fait incongrus:

         Ce qu’on voit à la télé avec du gros gangsta rap Ce que moi je vois

L’art de rendre la bourgeoisie désirable  

Pourquoi je regarde cette émission ? D’abord, parce qu’en général la téléréalité ne montre pas les riches, elle montre plutôt des pauvres, dont elle se moque. Je trouve donc qu’il s’agit d’un matériel sociologique assez intéressant, si on a la flemme de lire les Pinçon-Charlot2 et qu’on veut savoir à quoi ça ressemble un riche, c’est une bonne entrée en matière.

Aussi, parce que cet objet télévisuel, ce mix entre vie de famille, immobilier, rap, riches, me fascine et m’interroge : je me demande à qui il s’adresse, ou pour reprendre un terme de politique publique que je me plais à analyser aussi, qui est le “public cible”. Je n’ai pas trouvé de données sur la typologie des téléspectateur.trices, mais mon hypothèse est la suivante : l’émission peut autant toucher un public type école de commerce (petites basket en toile, un peu de cocaïne et beaucoup d’électro – ou l’inverse -, mais aussi du rap, vacances au ski entre bro’s) que des jeunes de classes populaires, de ville ou de campagne (TN ou Airmax, un peu de shit et beaucoup de rap – ou l’inverse -, ennui et motocross). Pour les premiers, il y a identification, ils sont donc confortés dans leurs projets de vie, qui est de faire de la grosse thune, mais avec des valeurs comme la famille, le travail acharné, l’optimisation fiscale. Pour les seconds, il y a non pas identification mais plutôt projection, envie de leur ressembler, sortir de la hess, prendre l’ascenseur social et monter tout en haut, le plus vite possible. 

Pour les premiers, il y a identification, ils sont donc confortés dans leurs projets de vie, qui est de faire de la grosse thune, mais avec des valeurs comme la famille, le travail acharné, l’optimisation fiscale. Pour les seconds, il y a non pas identification mais plutôt projection, envie de leur ressembler, sortir de la hess, prendre l’ascenseur social et monter tout en haut, le plus vite possible. 

C’est d’ailleurs dans une certaine mesure le cas des Kretz, la famille d’agents immobilier, dont la mère était auparavant instit’ et le père directeur commercial: confortable mais pas délirant, probable bonne situation financière mais pas issus de la grande bourgeoisie, obligés d’en apprendre les codes culturels, venant confirmer qu’avoir de l’argent ne suffit pas à “en être”3. C’est tout un monde la bourgeoisie, avec ses références et ses habitus, comme dirait Bourdieu, on le voit dans les divers épisodes. D’ailleurs les fils sont parfois renvoyés dans leurs cordes quand ils font un faux pas, quand ils n’ont pas pensé qu’il fallait une 2e cuisine pour les clients très exigeants4 et prestigieux qui cherchent un bien pour la durée de la fashion week : quand il y a des invités de marque on ne veut pas voir les africains sans papiers qui s’activent en plonge. S’ils étaient vraiment bourgeois ils y auraient pensé. 

Mais la petite vie de famille “lambda” a son rôle : elle vient humaniser le monde des ultra-riches, rendre sympathique cet univers de luxe inaccessible au commun des mortels.

Pour les bourgeois, diversifier les produits culturels, s’ouvrir à des registres populaires fait partie de la stratégie de distinction.

Ce qui m’a toujours intrigué également dans cette émission, c’est ce rap américain à chaque changement de séquence. D’ailleurs, jamais de rap français, pour au moins deux raisons à mon avis: d’une part, le rap français est un peu trop connoté banlieue, prolétariat, bref, mauvais goût. Le rap américain aussi dans une certaine mesure, mais c’est plus lointain, et peut-être qu’il sonne davantage “bling-bling”. L’autre raison selon moi, c’est aussi qu’on ne comprend pas tout ce qui se dit : on a donc une impression de gangz, mais sans les paroles qui racontent la Françafrique, la banlieue, le deal, la violence, la prison, les meufs, Dieu etc. Pour faire simple : on peut voir la Duchesse de-je-ne-sais-quoi visiter un palace avec un petit rap US en fond sonore sans trop de difficulté, mais pas du Kalash Criminel, il ne faut pas abuser.


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Le rap, ça vient plutôt des pauvres, c’est majoritairement le produit des classes populaires. Mais aujourd’hui, c’est un genre musical hyper répandu, dans toutes les strates de la société, y compris chez les bourgeois et sous-bourgeois. Un prolo qui écoute du rap reste un prolo du point de vue culturel, alors qu’un bourgeois qui écoute du rap (en plus de maîtriser d’autres registres musicaux) est stylé, ouvert d’esprit, et surtout paraît un peu moins bourgeois. C’est la théorie de l’omnivorisme culturel de R. Peterson, dans la continuité de la pensée de Bourdieu sur la stratégie de distinction des classes sociales supérieures par le capital culturel : pour les bourgeois, diversifier les produits culturels, s’ouvrir à des registres populaires fait partie de la stratégie de distinction. Ainsi, ils maîtrisent tous les registres et peuvent se la raconter + ils passent inaperçus comme dominants car ils adoptent des codes populaires.5

Faire comme si ces mondes pouvaient se rencontrer, comme si n’importe qui pouvait devenir ultra-riche (en bossant) et de faire comme si le monde du luxe était stylé. Cette émission, à travers cette sympathique famille, à travers le luxe, la beauté, le confort ultime qu’elle vend, et à travers ce rap un peu “gangz”, a pour but de rendre désirable la bourgeoisie. C’est là, je crois, le coup de force de cette production : même moi, qui les déteste, ça me fait envie.

L’omnivorisme culturel complexifie la théorie du capital culturel, ou plutôt l’actualise à l’aune de la mondialisation, de la profusion d’offres culturelles via le streaming, et de la recomposition des blocs sociaux : on peut être un bourgeois et écouter du gros rap, sans problème6. Les catégories sociales supérieures ne sont plus cantonnées à l’opéra, à la danse classique, à l’art contemporain, qui ne sont en revanche toujours pas des objets culturels populaires, et ne le seront à priori jamais, car ce sont les csp + 7   CSP + = catégories socio-professionnelles supérieuresqui gardent le monopole du bon goût. Ils peuvent s’approprier un style populaire et le rendre stylé parce qu’ils sont bourgeois, mais si des prolos s’approprient un style bourgeois, celui-ci perd de sa valeur de distinction. C’est par exemple ce qu’il s’est passé avec le football, autrefois sport de l’élite anglaise, aujourd’hui sport populaire méprisé par les csp+ (bien qu’il se re-gentrifie depuis quelques années au vu des prix des places). Cette nouvelle forme de distinction par l’accumulation de la culture légitime/savante ET populaire contribue à brouiller les pistes, à rendre les bourgeois moins reconnaissables qu’avant. 

Par ailleurs, une partie du rap qu’on peut qualifier de “commercial”, mais aussi le gangsta rap, valorise l’accès à la richesse, en d’autres termes promeut la grosse moula. Donc, si de prime abord il y a un côté dissonant, peu naturel dans le fait de choisir le rap comme musique principale d’une émission sur l’immobilier chez les bourgeois, on peut comprendre les liens rap-luxe, le rêve que vend cette émission : celui du self-made man, de celui ou celle qui se fait seul.e, l’idée que n’importe qui peut devenir blindé de thunes, le rêve américain. Selon moi, le rap présent dans l’émission a donc pour fonction de créer des ponts entre culture populaire et culture des ultra-riches. De faire comme si ces mondes pouvaient se rencontrer, comme si n’importe qui pouvait devenir ultra-riche (en bossant) et de faire comme si le monde du luxe était stylé. Cette émission, à travers cette sympathique famille, à travers le luxe, la beauté, le confort ultime qu’elle vend, et à travers ce rap un peu “gangz”, a pour but de rendre désirable la bourgeoisie. C’est là, je crois, le coup de force de cette production : même moi, qui les déteste, ça me fait envie.

Vendre du rêve 

Pour comprendre comment le capital culturel et économique des bourgeois arrive à ce point à se rendre désirable, à fixer ce qui l’est ou non, je propose pour terminer de parler de la version forte du capital culturel, adaptable au capital économique. Le sociologue Philippe Coulangeon explique que Bourdieu a produit une version faible et une version forte de ce concept dans deux livres différents (Les héritiers – version faible, et La reproduction – version forte, avec quelques années d’écart). Accrochez-vous pour un rapide tour d’hélico à bord de Bourdieu Airlines.

La version faible du capital culturel dresse un constat : l’école, le monde du travail, la société, récompense la proximité des classes sociales supérieures avec la culture légitime et sanctionne les classes populaires (vocabulaire, accent, syntaxe, familiarité avec le système scolaire, registre de langage, références culturelles type nombre et style de livres, attitude etc). En gros, le capital culturel c’est une somme de compétences, de ressources, utiles à la vie scolaire, sociale, professionnelle… Les auteurs Friedman et Laurison parlent de “plafond de classe” pour désigner les difficultés des prolos à grimper les échelons sociaux notamment à cause de leurs ressources culturelles jugées non légitimes, du manque de proximité culturelle avec ceux qui ont le pouvoir de les noter, de les diplômer, puis de les recruter et de les faire évoluer.

Le capital culturel c’est une somme de compétences, de ressources, utiles à la vie scolaire, sociale, professionnelle

La version forte, en plus de constater le rôle du capital culturel dans les inégalités scolaires, professionnelles, sociales, fait l’hypothèse que celui-ci fonctionne comme marqueur de statut et signal de reconnaissance sociale, qui impose à ceux qui veulent en faire partie de se conformer aux normes culturelles des dominants. Autrement dit, ce n’est pas simplement que les csp + ont plus facilement accès à des ressources symboliques et cognitives socialement utiles, c’est qu’elles ont la capacité de placer leurs ressources symboliques et cognitives tout en haut de la hiérarchie des ressources, d’en faire la norme, de les rendre désirables et nécessaires si on veut “réussir”. 

On peut faire la même analyse avec le capital économique : la version faible serait le constat qu’il y a des différences de richesses, de salaires, de patrimoines, bref, le constat qu’il y a des riches et des pauvres. La version forte serait la “conception qui envisagerait aussi les écarts de fortune à l’aune de l’adhésion à l’attachement arbitraire à la norme d’enrichissement, en sorte que l’inégalité ne serait pas seulement rapportée au privilège des uns et à la déprivation des autres mais aussi à l’adhésion des seconds au désir de richesse imposé par les premiers” (P. Coulangeon, p.69). Ce n’est pas évident à lire (maudits sociologues) mais je trouve qu’il y a là une idée fondamentale, qui rejoint le concept de sous-bourgeoisie : la bourgeoisie, en plus d’organiser et de maintenir les inégalités, qu’elles soient économiques ou symboliques, parvient à les justifier, à rendre les dominants sexy, méritants, enviables.

Ce n’est pas simplement que les CSP+ ont plus facilement accès à des ressources symboliques et cognitives socialement utiles, c’est qu’elles ont la capacité de placer leurs ressources symboliques et cognitives tout en haut de la hiérarchie des ressources, d’en faire la norme, de les rendre désirables et nécessaires si on veut “réussir”. 

La force de l’Agence selon moi, c’est de contribuer à imposer ce qui est désirable et à jouer dans le rapport de force bourgeoisie/classes populaires : au lieu de trouver ça scandaleux que certains puissent s’acheter des palaces à plusieurs millions d’euros, quand d’autres galèrent tous les jours et sont coincés dans des minuscules apparts à compter chaque dépense, au lieu de les détester, on les envie, on veut pareil, on les imite. On ne remet pas en cause ce système injuste et mortifère, on trouve qu’ils sont chanceux. Ou alors du bout des lèvres, devant notre télé : “les bâtards, mate, y’a une piscine dans la suite parentale


JULIETTE COLLET

  1. On rappellera à toute fin utile que les 10% les plus riches sont responsables de la moitié des émissions mondiales de carbone, et que les 63 français les plus riches polluent autant que la moitié de leurs compatriotes (source : OXFAM) ↩︎
  2. Un couple de sociologues spécialistes des riches ↩︎
  3. Voir la super BD “Riche, pourquoi pas toi?” de Marion Montaigne, à partir des travaux des Pinçon-Charlot ↩︎
  4. Le terme “exigeant” revient quasiment à chaque épisode pour désigner les ultra-riches qui cherchent un bien. Déjà, c’est un terme plutôt positif, alors qu’ils sont clairement juste casse-couilles. C’est aussi une manière de se distinguer, ils sont exigeants car ils ont bon goût, car ils s’y connaissent, contrairement aux prolos qui achètent n’importe quoi. Enfin, c’est une manière d’invisibiliser leur richesse démesurée: ils sont “exigeants” dans le cadre de transactions immobilières à plusieurs millions, voire dizaines de millions (d’euros ou de dollars). On préférait entendre qu’ils sont pétés de thune, déconnectés, que c’est injuste, qu’ils ne méritent pas plus qu’une aide-soignante leur manoir, mais on entend seulement qu’ils sont “exigeants”. ↩︎
  5. Le concept de “sous-bourgeois” vient de N. Framont, il désigne le “bras armé idéologique” des bourgeois, la courroie de transmission de l’idéologie dominante, qui justifie à longueur de journée notamment dans les médias que ce système est parfaitement juste et nécessaire (hauts cadres, hauts fonctionnaires, éditorialistes…) ↩︎
  6. Voir à ce sujet P. Coulangeon “Culture de masse et société de classes: le goût de l’altérité”, 2021 ↩︎
  7.  CSP + = catégories socio-professionnelles supérieures ↩︎

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